Se bâtir une vie en Suisse après la destruction de la guerre
La guerre en Ukraine est au cœur de l’actualité. Plus de 60'000 réfugiés ukrainiens, principalement des femmes et des enfants, sont aujourd’hui accueillis en Suisse.
Cette vague migratoire est sans précédent, mais d'autres conflits ont déjà, par le passé, poussé des populations sur le chemin de l’exil et les ont amenées à s'intégrer en Suisse. La Matinale a recueilli les témoignages de cinq personnes qui vivent actuellement dans notre pays après avoir fui la guerre qui ravageait le leur.
"Ma guerre, ma Suisse", une série de Deborah Solhbank réalisée avec Luana Biadici.
Mamadou Ali Manséré
De Conakry à Lausanne, risquer sa vie pour changer le destin familial
Mamadou Ali Manséré, 21 ans, est arrivé en Suisse en 2018 depuis la Guinée, un pays d'Afrique de l'Ouest qu'on appelle souvent Guinée-Conakry (du nom de sa capitale) pour le différencier de la Guinée-Bissau et de la Guinée équatoriale. Il bénéficie d'un permis d'admission provisoire émis par le canton de Vaud et a eu besoin de soins après s'être retrouvé dans une grande vulnérabilité psychique. Il vit aujourd'hui à Lausanne, dans un foyer pour jeunes en difficulté de parcours.
Son pays, qu'il a quitté fin 2015, est considéré comme l'un des plus pauvres au monde. Il est aussi en proie à une forte instabilité politique. "Ma mère a fait tout son possible pour que nous ne manquions de rien, même s'il n'y avait rien. Il n'y avait qu'elle et nous", a-t-il témoigné dans La Matinale de la RTS. Il a quitté le pays notamment par peur de la répression brutale et arbitraire qui y régnait.
Mamadou Ali Manséré se débrouillait bien à l'école. Mais sans perspectives d'avenir, dans un pays qui regorge pourtant de ressources minières et hydrologiques, accaparées par le pouvoir en place, il décide de quitter la Guinée pour l'Europe. L'espoir d'une autre vie sera son moteur tout au long de cette route que des milliers de jeunes ont empruntée comme lui.
Des migrants qu'on dit "déjà morts"
Périlleuse, mortelle, elle commence à Bamako, au Mali, où il s'agit de trouver la bonne filière. "Cette route peut carrément vous changer, vous faire devenir une autre personne, parce que vous ne vivrez nulle part ailleurs ce que vous y vivrez. C'est un monde à part. Sans coeur, sans âme". A tout moment, les migrants risquent l'exploitation, la prise d'otage ou la torture. "Les personnes qui travaillent sur cette route disent de nous, les migrants, qu'on est déjà morts", raconte Mamadou Ali Manséré.
La route de la migration depuis l'Afrique peut carrément vous changer, vous faire devenir une autre personne, parce que vous ne vivrez nulle part ailleurs ce que vous y vivrez
Son voyage jusqu'en Suisse, où il arrive un peu par hasard, durera près de trois ans. Le travail d'intégration commence alors, pas évident. Les richesses qu'il voit lui semblent indécentes. Mais peu à peu, il se construit. "J'arrive à me projeter aujourd'hui, grâce à mon amour pour ce pays qui m'a accueilli sincèrement, qui a respecté mes droits", confie-t-il.
Lorsqu'il jette un regard sur le garçon qu'il était au moment de quitter son pays, il dit avoir de la compassion pour lui, pour tout ce qu'il va vivre, pour la souffrance et l'injustice qu'il va subir. "Alors que ce pauvre mec, tout ce qu'il voulait, c'est avoir une petite situation pour pouvoir changer une vie, une destinée. C'est tout".
Arina Kljoshkina
De Donestk à Neuchâtel, une longue intégration
Installée depuis 7 ans à Neuchâtel, Arina Kljoshkina est originaire du Donbass, en Ukraine. La jeune femme de 21 ans a connu la guerre de 2014, lorsque la Russie a annexé la Crimée. Elle avait alors 13 ans, et son petit frère 3 ans.
"Au début, on ne pensait pas que ça durerait longtemps. Puis ça a pris de l'ampleur avec des écoles et des crèches bombardées. Au début j’avais peur, puis on apprend à vivre avec", témoigne-t-elle.
En 2015, alors que sa maison est détruite, la mère d'Arina Kljoshkina décide de partir avec sa famille. Cette dernière tente de s'intégrer à Kiev, sans succès. Pas d’accès à l'école, à la crèche ou à un logement. L'hostilité y est latente. "Les habitants d'Ukraine centrale n'étaient pas contents de voir arriver chez eux des personnes de l'est du pays. Ils disaient que c'était de notre faute si la guerre avait éclaté", raconte Arina Kljoshkina.
Exil vers la Suisse
La famille finit par quitter l'Ukraine et arrive au centre fédéral de Kreuzlingen, avant d'être transférée deux semaines après à Fontainemelon, dans le canton de Neuchâtel. "On a reçu une feuille avec le nom des arrêts de train et un ticket valable durant 24 heures. On a pris un train au hasard, en suivant les gens. On ne savait même pas si on allait dans la bonne direction", se souvient Arina Kljoshkina.
Je ne me sentais pas à ma place. J'étais en dépression parce que je n'arrivais pas à m'intégrer ou à me faire des amis.
Deux mois plus tard, la famille est placée dans un appartement à Marin. Arina et son frère sont inscrits à l'école, mais les débuts sont difficiles pour la jeune femme. "Je ne me sentais pas à ma place. J'étais en dépression parce que je n'arrivais pas à m'intégrer ou à me faire des amis."
La demande d'asile de sa famille est refusée une première fois en 2016. Après des années de procédure, Arina Kljoshkina a finalement reçu son permis de séjour en juin dernier. Sans ce document, elle ne pouvait ni travailler, ni commencer un apprentissage.
L'invasion de l'Ukraine par la Russie le 24 février a paradoxalement permis à la jeune femme de s'intégrer au niveau professionnel. Elle est aujourd'hui interprète, métier dont elle rêvait étant petite, et aide les réfugiés ukrainiens dans leurs démarches pour obtenir le statut S.
Mouhammed Alomari
Des prunes de Damas à celles du Jura
Depuis le début du conflit qui déchire la Syrie, près de 7 millions de personnes ont quitté le pays. Environ 25'000 d'entre elles sont en Suisse. Mouhammed Alomari, 39 ans, en fait partie. Il est arrivé en Suisse en 2016 et vit aujourd'hui à Porrentruy, dans le canton du Jura.
"J'ai choisi la Suisse un peu par hasard. Il me fallait un endroit où je n'avais pas besoin de visa. Et comme en Syrie je travaillais pour l'OMS, j'avais un laissez-passer pour Genève. Je ne sais pas si c'est moi qui ai choisi la Suisse ou la Suisse qui m'a choisi", sourit-il.
Après son arrivée, il est passé par les différents centres d'accueil et a vécu l'attente dans une ferme des Franches-Montagnes. "Petit à petit, j'ai perdu le moral. J'ai pris conscience de la réalité. Je n'étais plus moi-même. Je devais m'habituer à la nouvelle prononciation de mon prénom et surtout je ne savais rien. Je devais attendre, mais je ne savais pas pourquoi".
Plongée dans le français
Il décide de s'investir un maximum dans l'apprentissage du français. "Je peux maintenant dire que c'est ma langue. Dans la vie du quotidien, je pense en français, et quand je parle avec un ami syrien ou avec la famille, j'alterne les langues".
L'histoire dit que le prunes viennent depuis Damas. Il y a vraiment un lien entre le Jura et la Syrie
Cinq ans après son arrivée, il ouvre un restaurant de spécialités syriennes qu'il nomme "le Damasson", du nom de la prune utilisée pour faire la Damassine, la célèbre eau-de-vie jurassienne. "L'histoire dit que les prunes viennent depuis Damas. Il y a vraiment un lien entre le Jura et la Syrie", constate-t-il.
"C'est la Suisse qui m'a appris à cuisiner", ajoute-t-il en riant. "En Syrie, je n'avais jamais fait un repas moi-même. Mais une fois en Suisse, c'était la seule façon pour moi de continuer à avoir un lien avec la Syrie".
Bekim Ramsha
Un entrepreneur chaux-de-fonnier qui a fui le Kosovo
Bekim Ramsha, 51 ans, habite à La Chaux-de-Fonds. Il arrive en Suisse en 1998 pour fuir la guerre du Kosovo. "Ils ont brûlé ma maison puis séparé les hommes, les femmes et les enfants. On a été embarqués dans un camion, et heureusement on a été épargnés parce que les journalistes de Deutsche Welle étaient sur place et prenaient des photos", raconte-t-il.
Vingt-quatre ans plus tard, les souvenirs restent très précis. "C'est très bizarre, on n'a ni peur, ni chaud, ni froid. On reste bloqué et on attend que ça tire. Le cerveau se bloque. On sait qu'il n'y a aucun moyen de se protéger et qu'on est à la merci des personnes en face de toi et de leurs Kalachnikov".
Entrepreneur en série
Il décide de quitter le pays pour sauver ses enfants. Après une semaine de voyage, Bekim arrive à La Chaux-de-Fonds, où vit un ami d'enfance. "J'ai dû recommencer à zéro. D'abord j'ai dû refaire mon permis de conduire, qui n'était pas valable, de même que mon permis camion".
"J'ai enchaîné les petit boulots, dans une pizzeria, à la livraison, comme chauffeur poids lourd. C'était difficile de trouver un travail avec un permis F". Taxi, garagiste, dépanneur, et sur le point d'ouvrir une auto-école: Bekim a aujourd'hui quatre entreprises. Il est également membre du PLR.
Beaucoup d'entre nous n'arrivent plus à regarder les images et même les films de guerre
Actuellement, 114'000 Kosovars vivent en Suisse. Les années de guerre au Kosovo ont vu affluer 50'000 personnes en deux ans. Aujourd'hui, c'est au tour des Ukrainiens. Bekim suit de près les événements. "Beaucoup d'entre nous n'arrivent plus à regarder les images et même les films de guerre. Mais moi pas. Je sais ce que j'ai vécu et je me mets à leur place. Et je sais que la TV ne montre pas tout. On ne verra jamais les massacres. Dans la guerre, il y a beaucoup de choses cachées".
Maryam Yunus Ebener
De l'Afghanistan à l'exécutif d'Onex
Maryam Yunus Ebener est conseillère administrative à Onex (GE) et enseignante d'histoire au collège Voltaire à Genève. Elle est arrivée en Suisse en 1982, après avoir fui l'invasion soviétique de l'Afghanistan. Maryam a 8 ans lorsqu'elle arrive à Genève avec sa mère et ses quatre frères et soeurs.
"Je garde un super souvenir de mon enfance en Afghanistan. C'était très joyeux, je me suis beaucoup amusée. Les adultes étaient très soucieux, très inquiets, mais moi je suis de nature très enthousiaste, positive, donc j'avais tourné cette guerre sous forme de jeu. J'adorais jouer à la cave. Lorsqu'on s'y cachait quand il y avait des tirs, c'était un lieu magique. Pour moi, c'était une belle place de jeu", se souvient-elle.
J'avais tourné cette guerre sous forme de jeu. J'adorais jouer à la cave. Lorsqu'on s'y cachait quand il y avait des tirs, c'était un lieu magique.
Le père de Maryam est déjà en Suisse et le reste de sa famille doit le rejoindre. Avec l'aide de l'ONU, il organise un voyage pour raison médicale. Une fois toute la famille en Suisse, l'heure est à l'intégration. "Rapidement, mon père nous a dit d'oublier le persan. Il disait qu'on a été accueillis par ce pays, qu'on lui est redevable et qu'on doit lui être loyal".
Décalage culturel avec ses parents
En grandissant, Maryam découvre toutefois un décalage culturel entre elle et ses parents: "J'aspirais à l'intégration absolue, comme on me l'a expliqué à mes huit ans". Mais au bout d'un moment, elle doit s'arrêter: "Je veux parler de la liberté sexuelle... C'était inimaginable pour mes parents que je puisse avoir des petits copains. C'était la bagarre au quotidien, et j'ai fini par partir de la maison".
Malgré son élection à l'exécutif de la commune d'Onex, son exil a laissé des traces et des questions restent: "On se demande toujours si on est suffisamment intégrés. Oui, je suis élue, je suis prof, j'ai des enfants, je suis mariée avec un Suisse, mais l'identité, c'est une histoire compliquée. On a quitté la guerre et c'était une déchirure. La plaie ne se referme pas, même avec le temps".
Malgré tout, elle se retrouve assez bien dans la culture suisse. "L'identité suisse est intéressante, car elle est ouverte, multiple. Le gens qui sont étrangers peuvent s'y reconnaître, parce que la Suisse a une multitude d'identités. On se dit qu'on a aussi notre place".