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L'utilisation des logiciels de reconnaissance faciale par la police pose question

Reconnaissance faciale
Reconnaissance faciale / Mise au point / 11 min. / le 23 octobre 2022
La technologie de reconnaissance faciale fait peu à peu son apparition dans l'arsenal des polices cantonales. Cet outil puissant, qui permet de détecter un visage sur des photos ou des vidéos, relance la polémique sur la surveillance de la sphère publique et les risques pour la sphère privée.

A Saint-Gall, la police utilise depuis plus d'une année un logiciel de reconnaissance faciale pour identifier les auteurs de crimes. Par exemple, deux inspecteurs examinent les images du braquage d'une banque, car l'une des caméras de vidéosurveillance a capté la scène.

La première étape consiste à trouver une image exploitable. Ensuite, pour affiner le portrait-robot du suspect, le logiciel va également scanner toutes les vidéos des caméras de surveillance des environs, notamment dans les commerces ou dans les gares, et celles-ci ne manquent pas.

Les images du braquage d'une banque à Saint-Gall. [RTS]
Les images du braquage d'une banque à Saint-Gall. [RTS]

Le logiciel de reconnaissance va par la suite puiser dans la banque de données des photos signalétiques de la police saint-galloise pour proposer une liste de suspects. Dans le cas du braquage de banque, il a proposé aux enquêteurs la photo d'un homme qui a ensuite été identifié par des témoins et une série d'autres indices. Le braqueur a finalement pu être condamné.

"Une aide précieuse"

En Suisse, quatre polices cantonales utilisent déjà des logiciels de reconnaissance faciale, parmi lesquelles celles de Neuchâtel et Vaud.

Pour éplucher les dizaines de milliers de photos signalétiques de coupables d'infraction que détient la police cantonale vaudoise, c'est une aide précieuse, reconnaît son chargé de communication Jean-Christophe Sauterel dimanche dans Mise au point.

"C'est un outil qui est extrêmement intéressant, parce que la prise d'images aujourd'hui dans notre société a fortement augmenté. Il y a beaucoup de caméras de surveillance, la technologie s'est améliorée et les images sont de meilleure qualité. L'outil de comparaison s'est aussi développé et est beaucoup plus performant", explique-t-il.

Si le rôle du logiciel de reconnaissance est de plus en plus important, le porte-parole précise qu'un contrôle humaine est toujours effectué. "Ce sont nos spécialistes qui vont comparer ce que le logiciel a fait (...). Cela peut aller de 10 à 200 images qui seront vues manuellement par un expert. Il y a une correction humaine qui sera faite. Ce n'est pas le logiciel qui déterminera avec certitude que c'est cette personne qui correspond à l'image prise sur les lieux."

Examen d'une banque de données par la police. [RTS]
Examen d'une banque de données d'images lors d'une enquête de police. [RTS]

Une pratique interdite

Mais la police a-t-elle besoin d'une autorisation de la justice pour utiliser ce logiciel en fonction des cas? "Non, c'est un travail de police comme on le fait pour les autres traces. Tant qu'on reste dans la comparaison entre une trace prélevée sur les lieux et nos bases de données de la police, c'est un travail de police", répond Jean-Christophe Sauterel.

Les bases légales concernant l'utilisation de la reconnaissance faciale sont encore lacunaires. Pour Monika Simmler, professeure en droit pénal à l'Université de Saint-Gall, cette technique policière est illégale, même si la technologie n'est pas spécifiquement interdite.

"En matière de poursuite pénale, tout ce qui n'est pas autorisé est interdit. L'Etat ne peut faire que ce que le législateur autorise explicitement à la police. La reconnaissance faciale, contrairement aux empreintes digitales ou à l'analyse ADN, n'est pas prévue par le code de procédure pénale. Elle est donc automatiquement interdite", détaille la spécialiste.

Pétition dans plusieurs villes

Comme souvent, la technologie a une bonne longueur d'avance sur la législation, ce qui inquiète de nombreuses personnes. Une pétition visant à interdire la reconnaissance faciale de masse a ainsi été remise dans les principales villes de Suisse.

A Lausanne, le conseiller communal Benoît Gaillard fait partie des initiateurs de cette récolte de signatures. Le socialiste s'inquiète en particulier de l'effet de précédent.

"Nous ne faisons aucun procès à la police d'essayer d'utiliser les moyens les plus efficaces pour résoudre les enquêtes. Mais derrière, il y a une question de droit et une question démocratique qui se pose (...) Ce qui m'inquiète, dans l'utilisation de ces logiciels par la police, c'est l'effet de précédent", déplore-t-il.

>> Lire aussi : Une pétition pour interdire la reconnaissance faciale automatique déposée à Lausanne

Le socialiste lausannois craint aussi que la population s'habitue à cette technologie "par la petite porte". "On l'utilise d'abord dans un certain cadre d'enquêtes et puis peut-être qu'après on l'utilisera de façon préventive. Ensuite, on a envie de déployer davantage de caméras qui permettront d'utiliser cette technologie. On fait finalement l'erreur de laisser des choses qui sont rendues possibles par la technologie s'installer peu à peu, sans en avoir jamais vraiment débattu démocratiquement", explique-t-il.

Deux autorisations préventives

Actuellement, la loi autorise la reconnaissance faciale préventive via les caméras de surveillance dans seulement deux situations: autour des stades, pour permettre d'identifier des supporters frappés d'une interdiction de périmètre, ainsi qu'aux postes frontières.

Il n'est toutefois pas encore question pour la police de faire tourner ses logiciels sur la base de données des permis de conduire ou sur celle des passeports biométriques pour identifier des suspects.

Pour l'avocat spécialiste de la protection des données Sylvain Métille, l'interdiction est "très claire" dans le cas des données biométriques.

C'est une banque de données énorme et la tentation est très grande pour le législateur d'y accéder

Sylvain Métille, avocat spécialiste de la protection des données

Le professeur associé à l'Université de Lausanne met toutefois en garde: "C'est une banque de données énorme et la tentation est très grande pour le législateur de dire: 'Finalement, pourquoi ne pas accéder à ces données et les utiliser? Ça pourrait permettre d'élucider certains crimes!'"

"Cela permettrait aussi des dérapages énormes, puisque cela permettrait de suivre à la trace, au visage, un très grand nombre de personnes", poursuit Sylvain Métille.

Au point d'arriver peut-être à un scénario à la chinoise d'une surveillance de masse de la population, où des millions de caméras de surveillance scrutent en permanence les citoyens dans l'espace public et sont même capables de signaler en temps réel des comportements suspects qui débouchent sur des arrestations préventives.

Reportage TV: Pierre Bavaud et Raphaël Grand

Adaptation web: Jérémie Favre

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La pression du résultat

Les policiers saint-gallois et leurs collègues zurichois ont été accusés d'avoir recouru, entre 2018 et 2019, aux services du logiciel américain Clearview, qui scanne l'ensemble des images sur internet et les réseaux sociaux, correspondant à plusieurs milliards d'images.

Les polices sont aujourd'hui devant un dilemme, comme l'explique le patron de la police judiciaire saint-galloise: "D'un côté, on attend de nous que nous pointions quelqu'un d'un coup de baguette magique et que nous disions très rapidement qui est l'auteur du crime, pour qu'on puisse le condamner. Mais d'un autre côté, on ne nous donne pas souvent les moyens de le faire", explique Stefan Kühne.

>> Lire aussi : Interdit en Suisse, le logiciel de reconnaissance faciale Clearview intéresse les polices

Du côté des polices romandes, l'appétit est moins gourmand et revendicatif. Selon Jean-Christophe Sauterel, il n'y a pas de volonté aujourd'hui de travailler avec d'autres images en provenance des réseaux sociaux.

"On doit avoir comme référence des images dont on est sûr de la provenance. C'est beaucoup plus pertinent pour la police de travailler sur nos images, sur la base de personnes dont on connaît l'identité. Au moins, lorsque l'on a une comparaison, on sait à qui on a affaire. Sur internet, on n'a aucune certitude de l'identité de la personne", précise-t-il.

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