Alexandre Vautravers: "En Europe et en Suisse, la plupart des armes sont encore celles de la Guerre froide"
RTSinfo: Le 24 février 2022, quand les Russes décident de lancer leur invasion, que se passe-t-il en Suisse, au niveau militaire, politique? Il y a un protocole spécifique pour ce genre d’événements?
Alexandre Vautravers : Dans le cadre d’un événement qui survient de manière inattendue, ce qui était ici le cas, on pourrait s’imaginer une réunion de crise. Dans les faits pourtant, il y a suffisamment de plages horaires dans des réunions déjà programmées. Bien sûr, un sujet brûlant prend le pas sur les autres, mais il n’y a pas nécessairement besoin de séances extraordinaires.
Je crois aussi qu'il existe chez certains une méfiance envers les services américains, toujours présente même 20 après la guerre d’Irak.
La cheffe du Département de la défense (DDPS) rencontre très régulièrement, une fois par semaine voire davantage, le chef du service de renseignement de la Confédération et éventuellement, si c’est utile, d’autres personnes spécialisées, soit du Département des affaires étrangères, soit du Département de l’intérieur ou encore du renseignement militaire. Là-dessus viennent se greffer des réunions très régulières au sein des départements. On peut imaginer que l’information circule très rapidement, également bien sûr avec d’autres moyens de communication plus directs. Il y a des allers-retours fréquents et ces réunions sont préparées de manière micrométrique.
Vous dites que l’événement était inattendu. Les Américains avaient prévenu de l’imminence de l’invasion mais les Européens ne semblaient pas vraiment y croire. La Suisse non plus, comment on l’explique?
Il est parfois difficile pour la Suisse d’assumer une appréciation de la situation radicalement différente de ses voisins. Rappelons aussi qu’il n’y avait pas non plus d’unanimité entre les Etats européens. Je crois qu’il existe aussi chez certains une méfiance envers les services américains, toujours présente même 20 après la guerre d’Irak.
Forts, fortins, tunnels, bunkers cachés, la Suisse est connue pour ces ouvrages de défense, construits notamment pendant la Guerre froide. Peut-on imaginer, à la lumière du conflit ukrainien, qu’ils aient à nouveau une utilité, qu’on stoppe leur démantèlement ?
Deux questions urgentes écrites ont été posées au Parlement à ce sujet. Le DDPS a fait un travail d’analyse et donné une réponse qui explique le coût du décommissionnement de ces infrastructures, mais aussi le coût hypothétique de leur maintien en l’état, voire de leur revalorisation et remise en service, encore plus hypothétique et plus chère.
La question n’est pas que budgétaire: sur le plan stratégique et militaire, tous les ouvrages et leurs emplacements ne sont pas nécessairement polyvalents ou utiles dans le contexte d’une crise future. Les systèmes construits durant la Guerre froide sont très spécialisés, la portée et l’efficacité de leurs armes sont limitées. Enfin, les besoins en personnels pour les faire fonctionner sont très importants.
En ultime analyse, le DDPS a conclu que seuls certains ouvrages – en particulier les grandes installations, bien situées, polyvalentes ou susceptibles d’être transformées – continueront à être exploitées.
En Suisse, la guerre en Ukraine remet sans doute en avant l'importance d'avoir une armée crédible. Pensez-vous que c'est quelque chose qui va s'inscrire dans le temps ou ce n'est que conjoncturel?
Je dirais que ce débat n’est pas conjoncturel, mais plutôt cyclique. Certains groupes veulent supprimer l’armée pour des motifs idéologiques et d’autres la réduire pour des questions d’argent.
Alors on pose chaque 5 ou 10 ans ces mêmes questions à la population, puis au moment de ces sondages ou de ces votes a lieu une nouvelle crise internationale. En 2014, c'était la Crimée, en 2001, le terrorisme, dans les années 1990, la guerre dans les Balkans...
On arrive toujours aux mêmes conclusions: la stabilité et la sécurité de la Suisse sont fondées sur une politique de sécurité constante, fiable et construite sur le long terme.
Mais n'a-t-on pas atteint un nouveau palier avec l'Ukraine?
Aujourd’hui le facteur n’est pas seulement la guerre en Ukraine, puisqu’il y a des précédents comme la Géorgie en 2008. Il faut également voir la réaction face au réarmement européen.
Pour la gauche suisse en particulier, surtout pour les antimilitaristes sansfrontiéristes, comment peut-on aller totalement à l’opposé par exemple de la vision des écologistes allemands, qui sont précisément le courant politique qui milite pour l’envoi de chars de combat et d’armes lourdes en Ukraine?
Plus globalement, peut-on dire qu'on va vers une remilitarisation du monde?
Oui, c’est une tendance de fond, amorcée depuis les années 2000 sur tous les continents et qui a également gagné l’Europe en 2015. Cela est d’autant plus visible qu’en Europe, y compris en Suisse, la plupart des systèmes et des armes sont encore ceux de la Guerre froide. La plupart des plateformes (chars, avions, armes légères) ont 30 ou 40 ans, voire plus. Nous sommes donc à l’aube d’un renouvellement de générations, ce qui représente des dépenses importantes.
Les nouveaux matériels sont en principe plus chers que ceux qu’ils remplacent. Jusqu'ici, modernisation avait rimé avec diminution des effectifs. Mais aujourd’hui, la plupart des pays se posent non seulement la question qualitative des nouveaux matériels, mais aussi la question de leur quantité et de leur disponibilité, voire même des réserves – comme durant la Guerre froide. Faut-il vraiment continuer à fabriquer du matériel de guerre sur mesure pour des opérations limitées ou pour le maintien de la paix, ou alors retrouver des capacités de production autonomes et massives?
Avec son augmentation du budget à 7 milliards pour 2030, la Suisse suit-elle ce mouvement? Elle semble quand même loin des recommandations de 2% du PIB que l’Otan fait à ses Etats membres.
Les Etats membres de l’Otan se sont engagés il y a longtemps à ces 2%. Si l’on pense à la promesse des 100 milliards d’Olaf Scholz, il faut rappeler que ceci n’est rien de plus que ce qu’avait déjà promis Angela Merkel au sommet de Varsovie en 2016. Cela reste donc une promesse et le Parlement allemand a déjà réduit cette enveloppe à 85 milliards; il n’a validé pour le moment que 8 milliards – on est donc encore loin du compte.
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Il faut aussi dire qu’avec la professionnalisation des années 1990, beaucoup de pays européens dépensent 90% de ce budget en salaires. Les exigences de l’Otan sont donc que 20% du budget soit dépensé dans l’acquisition et la modernisation des forces.
Les programmes d’acquisition ont porté sur des infrastructures, de la maintenance, des systèmes de communication, des lunettes et des habits… mais très peu sur ce qu'on pourrait qualifier d’armement
En Suisse, depuis 1990, l’armée est dans une logique de réductions. De 800'000 militaires, on est passé aujourd'hui à un peu plus de 100'000. Depuis 1995, les programmes d’acquisition ont porté sur des infrastructures, de la maintenance, des systèmes de communication et de commandement, des lunettes et des habits… mais très peu de systèmes que l’on pourrait qualifier d’armement. Les F-35 et le système de défense Patriot sont l’exception.
La Suisse a refusé au nom de la neutralité de fournir à l’Allemagne des munitions pour ses systèmes Guépard, qui devaient ensuite être envoyées en Ukraine. Vous comprenez cette décision ?
Peut-être aurait-il fallu rappeler que l’on parle d’un système de défense contre-avions, donc défensif, qui permet d’intercepter non seulement des aéronefs, mais aussi des drones ou des missiles. C’est donc un système à même de protéger des infrastructures critiques ou des zones urbaines.
La Suisse a introduit en 1936 une législation sur les exportations d’armement et les arguments ne sont pas seulement techniques, ils sont politiques. Il faudra maintenant aussi accepter les conséquences politiques et économiques de cette décision – l’Allemagne ayant été jusque ici un partenaire essentiel dans le domaine technico-militaire et industriel.
Propos recueillis par Tristan Hertig