"Quelque part, j'ai toujours pensé que ça pourrait arriver un jour vu la profession que j'ai fait, vu les affaires que j'ai traitées, dit Dick Marty en ouverture de ce documentaire. Oui, ça fait partie un peu des risques du métier mais je ne pensais pas que ça prendrait des proportions pareilles."
Infatigable pourfendeur de l’injustice et de l’impunité, le Tessinois s’en est pris au secret bancaire, à la CIA et à des criminels de guerre du monde entier. Mais c'est son rapport de 2011 sur des crimes commis par l'UCK, l'Armée de Libération du Kosovo, qui lui vaudra des ennuis.
Ce que l'ex-procureur apprend de Fedpol en décembre 2020 le sidère: des membres de la pègre serbe, formés et mandatés par des forces de police et du renseignement de leur pays, veulent le faire assassiner pour faire porter le chapeau au Kosovo.
Temps Présent a pu rencontrer l’homme qui a sonné l'alerte. D’origine tchétchène, né au Kosovo, Sony (nom d’emprunt) a travaillé pour la police serbe dans les années 90. Depuis des années, il travaille comme agent infiltré pour le compte d’une force de police européenne. Il a aussi travaillé à plusieurs reprises pour la police suisse et FedPol le considère comme une source fiable. "Je pense que cette personne m'a sauvé la vie", dit aujourd'hui Dick Marty.
Temps Présent a pu reconstituer les différentes étapes de cette affaire qui ressemble à un véritable thriller.
Pègre et service de renseignement
Le projet de tuer Dick Marty a germé au lendemain de l’inculpation pour crimes de guerre de Hashim Thaci, héros de l’UCK, l’Armée de libération du Kosovo, devenu entre-temps président du Kosovo. En décembre 2020, l’agent infiltré que Temps Présent appelle Sony rencontre K*, un membre de la pègre serbe. Grâce à des documents et témoignages inédits, Temps Présent a pu reconstituer leur conversation.
K: "C’est bien que Hashim Thaçi ait été arrêté. Mais je ne suis pas sûr qu’il va être condamné (...) les Américains le protègent. Les Kosovars ont des problèmes à cause de Dick Marty. S'il est tué, tout le monde croira que le coup vient de Thaçi et le tribunal ne pourra plus l’acquitter."
Sony: "Ce n'est pas facile de tuer un politicien en Suisse"
K: "Non, c'est un jeu d'enfant. J'ai déjà amené les armes en Suisse. L'assassinat va bientôt avoir lieu".
Conscient du danger, Sony avertit Fedpol à la demande de la police européenne qui l'emploie. Il livre alors un nom, des numéros de plaques et de téléphone. FedPol enquête et découvre que ces hommes, membres de groupes criminels, ont des liens avec la police locale (la gendarmeria) et les services de renseignement serbes. Selon l’enquête suisse, ils seraient aux ordres de certains éléments des services de renseignement et auraient même été formés par eux.
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Sur la trace des commanditaires
Temps Présent a pu identifier les suspects chargés d'assassiner Dick Marty. Ils sont originaires de la ville de Nis, dans le sud de la Serbie. Il y a notamment K*, vétéran de l'armée serbe, qui aurait amené les armes en Suisse. A*, chef de groupe qui serait proche des services de renseignement, et D*, vétéran lui aussi de l'armée serbe, spécialisé dans l'assassinat sans laisser de trace. Ces hommes semblent avoir disparu. Dans ce pays autoritaire où la liberté de la presse est mise à mal, un seul journaliste a accepté de parler à la RTS sous couvert d’anonymat: "Je n'ai toujours rien trouvé. Je ne sais pas où ils vivent, je ne sais pas s'ils travaillent encore pour la police, ou non. En fait, pour le moment, je ne possède aucune information sur ce qu'ils font et où ils se trouvent. Certaines forces de sécurité ont des liens avec le crime organisé. La mafia est utilisée par les politiciens pour faire du sale boulot, c’est sûr".
Quant à Sony, qui possède toujours des informateurs en Serbie, voici ce qu’il dit, en octobre 2021, au micro de la RTS: "Il y a quelques jours, ils ont été arrêtés, mais ils ont déjà été relâchés. Les Serbes veulent faire croire aux Suisses qu’ils prennent les choses en main. Mais, au final, ces hommes ne seront pas inquiétés. En Serbie, on ne peut pas mettre sur pied un tel complot sans avoir des protecteurs haut placés", estime-t-il.
Belgrade dément
Après des semaines de silence, Nikola Stojanovic, conseiller de la Première ministre serbe, a également accordé une interview à Temps Présent. Il a refusé de répondre à la question de savoir si ces suspects avaient été arrêtés et interrogés. "A ce stade, c'est de l'information classée secrète et je ne peux donc pas la partager." Il a également démenti toute implication de l’Etat serbe. "Je peux vous donner l’assurance la plus ferme possible que pas une seule de nos institutions, pas un seul organisme de notre gouvernement n’est derrière un complot visant à assassiner Monsieur Dick Marty. Il est très apprécié en Serbie", ajoute-t-il.
Au début du mois de janvier 2023, les autorités serbes indiquent finalement à Temps Présent que "tous les suspects ont été interrogés et qu'ils ont même passé au détecteur de mensonge."
"Aucun d'entre eux n'avait connaissance de ce complot", ajoute Nikola Stojanovic dans un email. "Certains ne savaient même pas qui était Dick Marty." Et de conclure que "tous les résultats ont été transmis aux autorités suisses".
Confronté à ces déclarations, Fedpol dément: "Nous n'avons pas reçu toutes les informations sur les résultats de leurs investigations."
Anne-Frédérique Widmann/ther
*Noms d'emprunt
A lire, Dick Marty : "Sous haute protection", Editions Favre, 2023
Dick Marty: "Je ne comprends pas les méthodes d'enquête du Ministère public"
Invité dans le 19h30, Dick Marty se dit déçu de la manière avec laquelle la Suisse a réagi dans cette affaire: "Je ne comprends pas les méthodes d'enquête du Ministère public de la Confédération. J'ai été moi-même assez longtemps enquêteur, je ne prétends pas donner des leçons à qui que ce soit, mais il me semble que les méthodes qui ont été appliquées dans mon cas ne sont pas celles qu'on utilise classiquement."
L'ancien rapporteur du Conseil de l'Europe a aussi l'impression que la Confédération aurait pu agir beaucoup plus rapidement et efficacement en utilisant des leviers diplomatiques: "Le but n'était pas vraiment de m'assassiner, c'était un moyen. Le but était de faire porter la responsabilité aux Kosovars. Et donc dès lors qu'on avait ces informations, si on avait fait savoir discrètement, diplomatiquement, aux Serbes que l'on sait exactement ce qui se passe chez eux en leur priant de faire de l'ordre chez eux, le but même de l'opération qui était en cours n'aurait plus eu de sens, parce qu'ils auraient été démasqués. Pourquoi une surveillance si extrême pendant aussi longtemps?"
Agent infiltré: "Les Suisses ont brisé ma vie"
Sony, l’agent infiltré qui a révélé l’existence d’un complot contre Dick Marty, a payé très cher de l’avoir fait. Au printemps 2021, il a été contraint de fuir la Serbie en urgence à cause d’une grossière erreur commise par Fedpol: munie des noms et renseignements en sa possession, la police fédérale a effectué une requête d'informations à l’antenne d’Interpol à Belgrade. Les hommes mandatés pour tuer Dick Marty ont alors immédiatement compris que Sony les avait trahis.
"Ils ont tout de suite su que ça venait de moi. Ils m'ont dit qu'ils allaient me découper en morceaux. Pourquoi Fedpol a fait ça? Ils m'ont grillé! Les Suisses ont brisé ma vie, confie Sony à Temps Présent. J’ai tout perdu. Je ne peux plus travailler comme avant. Je ne peux plus retourner en Serbie. Je dois me cacher, ce n'est pas facile avec une femme et deux enfants".
Assumant son erreur, FedPol lui offre de se mettre à l’abri en Suisse avec sa famille. Au bénéfice du programme de protection des témoins clefs, du printemps 2021 à début 2022 , il vit sous une fausse identité dans les environs de Bâle.
Il doit finalement quitter la Suisse car Fedpol lui retire sa protection au motif qu’il ne respecte pas les règles de prudence imposées à un témoin protégé. Sony reconnaît quelques entorses mais il s’insurge que la Suisse ait pu "le jeter comme un chien". Menacé de mort, il vit désormais caché. Temps Présent a pu retrouver sa trace dans un pays voisin, qu'il n'est pas possible de nommer pour des raisons de sécurité.