Publié

De vives tensions internes menacent l’unité de la Croix-Rouge Suisse

Tensions internes au sein des organes dirigeants de la Croix Rouge Suisse (vidéo)
Tensions internes au sein des organes dirigeants de la Croix Rouge Suisse (vidéo) / La Matinale / 5 min. / le 9 février 2023
Le départ du directeur de la Croix-Rouge Suisse annoncé il y a deux mois cache une crise beaucoup plus profonde. Selon des informations du Pôle enquête de la RTS, deux camps pour l’heure irréconciliables s’affrontent autour de questions de pouvoir, d’argent et de centralisation.

Juste avant Noël, la présidence de la Croix-Rouge Suisse (CRS) a annoncé vouloir se séparer de son directeur pour "divergences de vue". Mais, premier indice d'une crise plus profonde, quatre des dix membres du Comité ont démissionné en signe de désapprobation. Le directeur en question, Markus Mader, en place depuis quinze ans, est très apprécié - en tout cas à la centrale à Berne - et dispose d’un solide réseau dans les milieux liés à l’humanitaire.

>> Relire : Le directeur de la Croix-Rouge suisse doit quitter son poste

Markus Mader entretient par exemple des liens avec des anciens du CICR, la branche internationale de la Croix-Rouge, où il a longtemps été actif avant de diriger l'organisation au niveau suisse. Selon des documents confidentiels que la RTS a pu consulter, l’association des Alumni du CICR a songé à publier un communiqué pour dénoncer le risque d’un dégât d’image pouvant s’étendre à l’ensemble du mouvement de la Croix-Rouge. Le document appelait également à "plus d'humanité", en respect du principe fondateur de l'organisation. Ce projet de communiqué a finalement été abandonné par crainte notamment de créer un précédent.

Le directeur conteste avoir manqué de loyauté

L’affaire est sensible et presque tous les témoins contactés ont refusé de s’exprimer à visage découvert. "Le climat est horrible et la majorité du Comité national qui reste en place menace toute personne qui voudrait s’exprimer", indique une personne impliquée dans cet affrontement interne.

De son côté, le directeur Markus Mader a indiqué à la RTS qu’il se trouve toujours en congé maladie et qu’il a reçu l’interdiction de s’exprimer sur le conflit qui l’oppose à son employeur. Il tient toutefois à préciser qu’il conteste le manque de loyauté et les velléités centralisatrices qui lui sont reprochés. Pour l’heure, aucune solution à l’amiable n’a été trouvée et Markus Mader n’est toujours pas formellement licencié.

Cette question des rapports entre la direction centrale de la CRS à Berne et les 24 sections cantonales se trouve au cœur de la crise qui mine la plus grande organisation caritative de Suisse. Près de 500 personnes travaillent à la centrale pour un total d’environ 5300 emplois et plus de 50'000 bénévoles répartis entre les sections cantonales et les sociétés de sauvetage. Au niveau financier, les dons et les legs ont atteint près de 100 millions de francs en 2021, répartis à parts presque égales entre la CRS et les sections cantonales. Les chiffres pour 2022 sont encore plus élevés, en raison notamment des actions en faveur de l’Ukraine.

Une crise qui couve depuis 2019

Ces sommes impliquent de gros enjeux et provoquent des tensions entre Berne et les sections cantonales. La situation a dégénéré avec l’arrivée en 2019 d'un président aux ambitions clairement centralisatrices. Il a très vite été débarqué, à l’été 2021, à l'initiative des sections cantonales. Président de la Croix-Rouge neuchâteloise, Baptiste Hurni a confirmé à la RTS la mauvaise humeur des sections cantonales : "C’était une volonté assez claire de l’ancien président et puis du directeur de centraliser notamment les pouvoirs, de diminuer toute une série de prestations que donnent les cantons. La Croix-Rouge Suisse voulait aussi accaparer une plus grande partie des dons. Pour les associations cantonales, qui donnent vraiment les prestations à la population, ça devenait intolérable."

La Croix-Rouge Suisse voulait aussi accaparer une plus grande partie des dons. Pour les associations cantonales, ça devenait intolérable

Baptiste Hurni, Président de la Croix-Rouge neuchâteloise

Le départ du président aurait pu ou dû apaiser les tensions. Mais il est reproché au directeur Markus Mader d’avoir voulu poursuivre cette politique centralisatrice. Pour le camp qui le défend, ce reproche ne tient pas. La nouvelle présidente, l’ex-conseillère nationale Barbara Schmid-Federer (Le Centre/ZH) et les représentants des cantons au Comité national se seraient servis de cet argument sans amener de preuves pour exiger son départ.

Toni Frisch, ancien vice-président de la CRS et directeur de l’aide humanitaire de la Confédération, partage cet avis: "Ce qui s’est passé au sein du comité, c’est un sale coup monté et on cherche des arguments pour se libérer d’une personne qui est forte", a-t-il déclaré dans La Matinale de la RTS. Le vétéran du mouvement de la Croix-Rouge dit tout haut ce qu'estiment les quatre membres du comité qui ont démissionné sur le champ.

Appel à la démission du comité au complet

Selon plusieurs sources internes, beaucoup d’employés et de cadres à la centrale à Berne sont choqués du sort réservé à leur directeur. Deux employés au moins ont eu recours à un soutien psychologique, a confirmé à la RTS le service de communication de la CRS. Ces fortes tensions internes ne sont pas près de s’apaiser, puisque personne ne détient pour l’heure de solution de sortie de crise.

Pour Toni Frisch, il faudrait faire table rase: "Les six membres du comité restants qui représentent les cantons doivent démissionner, c’est la seule solution possible." La présidence de la CRS refuse pour l’heure de répondre aux critiques et dit attendre les conclusions d’une enquête indépendante demandée à sa commission de gestion.

"La crise est entretenue par un petit cercle d’anciens réunis autour de Markus Mader", dénonce une source proche du comité national de la CRS. A l’inverse, Toni Frisch affirme que la crise inquiète jusqu’au plus haut niveau au sein de la Confédération et même à l’international, tant la Suisse joue un rôle de modèle et de pivot dans l’histoire du mouvement de la Croix-Rouge.

Il faut régler ce problème de gouvernance au plus vite, il en va de l’image de notre mouvement

Albert Bachmann, président de la Croix-Rouge fribourgeoise

"Il faut régler ce problème de gouvernance au plus vite, il en va de l’image de notre mouvement", tranche Albert Bachmann, président de la Croix-Rouge fribourgeoise. Comme d’autres responsables de sections cantonales interrogés par la RTS, il tient à préciser que ces problèmes internes au niveau national n’ont pour l’heure pas d’impact sur les activités sur le terrain et sur la rentrée des dons.

Pour sauver son unité et sa crédibilité, la grande famille de la Croix-Rouge a donc intérêt à trouver rapidement une solution équilibrée à ses problèmes internes. Une assemblée générale extraordinaire est prévue le mois prochain pour tenter de recomposer le comité national. Restera encore à fixer définitivement le sort du directeur.

Ludovic Rocchi/asch

Publié