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Comment les universités suisses s'attaquent au harcèlement sexuel

Comment les universités suisses s'attaquent-elles au harcèlement sexuel? [SWISSINFO.CH - CREATIVE COMMONS 2.0]
Comment les universités suisses s'attaquent-elles au harcèlement sexuel? - [SWISSINFO.CH - CREATIVE COMMONS 2.0]
Le mouvement #metoo a poussé les universités suisses à prendre des mesures face au harcèlement sexuel. Mais les élèves et le personnel des universités suisses estiment qu'elles doivent en faire davantage.

Christine*, doctorante dans une université suisse, a été harcelée par un professeur réputé pendant et après une conférence internationale. L'homme lui a envoyé de nombreux mails non sollicités. Elle a signalé le cas à un conseiller de son université, mais elle n'a pas été prise au sérieux. Elle a donc décidé de changer de domaine d'études.

"Si l'un de mes articles ou l'une de mes demandes de subventions avait atterri sur son bureau, il aurait pu les rejeter par dépit", témoigne-t-elle, interrogée par swissinfo.ch.

Des données récentes montrent que plus de 5% des personnes en train de réaliser un doctorat en France ont été harcelées sexuellement. Aux Etats-Unis, plus de 20% des étudiantes ont été victimes d'une agression sexuelle ou d'une interaction sexuelle non consentie.

Un tiers des femmes ont été victimes de harcèlement sexuel sur leur lieu de travail

Enquête d'Amnesty International Suisse

En Suisse, il n'existe pas de statistiques nationales portant spécifiquement sur le harcèlement des étudiantes et étudiants ou du personnel universitaire.

Mais une récente enquête d'Amnesty International Suisse, portant sur environ 4500 femmes, montre qu'un tiers d'entre elles ont été victimes de harcèlement sexuel sur leur lieu de travail. Et une enquête indépendante et anonyme, publiée en décembre par l'Université de Lausanne, a révélé près de 150 actes de harcèlement sexuel relevant du droit pénal, dont quatre viols.

>> En lire plus : Les femmes subissent un harcèlement marqué à l'Uni de Lausanne, révèle une enquête

On estime que les chiffres réels concernant ce phénomène sont plus élevés, car les cas sont souvent sous-déclarés. De nombreuses victimes ignorent ce qui relève réellement du harcèlement sexuel, dont la définition va des blagues sexistes au viol, en passant par les attouchements et les baisers non désirés.

Plusieurs risques psychosociaux

Et même si elles sont au courant, elles choisissent souvent de garder le silence ou de refuser de participer à une enquête. Elles craignent les conséquences pour leur carrière si elles sont considérées comme des "dénonciatrices", explique Louise Carvalho, responsable du programme "Diversité et inclusion" à l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) à Genève.

Les hiérarchies verticales et la précarité, ainsi que la concurrence féroce pour les subventions et les emplois créent un terrain propice au harcèlement dans le monde universitaire. Les auteurs sont généralement des hommes en position de pouvoir, mais les femmes ne sont pas exemptées. "Ce n'est pas seulement une question de sexe, c'est aussi une question de pouvoir", indique Louise Carvalho.

Situés au bas de l'échelle académique, les doctorantes et doctorants sont particulièrement exposés. Les contrats précaires et la dépendance à l'égard d'un ou une professeure qui fera partie du jury d'examen, ayant le pouvoir d'approuver ou de refuser le doctorat, accroissent leur vulnérabilité.

Des coûts cachés

Les coûts personnels pour les victimes sont énormes. Une étude interne menée en 2016 par l'Université de Genève a révélé que les victimes de harcèlement étaient exposées à la dépression, au syndrome de stress post-traumatique et au risque de ne pas poursuivre leur carrière. A cela s'ajoutent les frais de justice potentiels, qui peuvent atteindre au minimum 20'000 francs.

Les institutions paient également le prix du harcèlement, en termes de réputation et de frais juridiques. Les coûts cachés comprennent le turn-over, la perte de talents et de savoir-faire, mais aussi la baisse de productivité du groupe où le harcèlement sexuel a été commis. Le Centre international de recherche sur les femmes estime la perte de productivité pour un cas de harcèlement à 21'000 francs par an.

Les universités peuvent minimiser le problème ou ne pas demander de comptes à la personne responsable, "parce qu'elle a du pouvoir et une réputation, qu'elle apporte des subventions ou qu'elle est proche de la retraite"

Corinne Charbonnel, professeure d'astrophysique à l'Université de Genève

Les réputations aussi sont en jeu. Face à un cas de harcèlement sexuel et un éventuel scandale, les universités peuvent être tentées d'opter pour une solution de facilité, en minimisant le problème ou en ne demandant pas de comptes à la personne responsable, "parce qu'elle a du pouvoir et une réputation, qu'elle apporte des subventions ou qu'elle est proche de la retraite", analyse Corinne Charbonnel, professeure d'astrophysique à l'Université de Genève, qui s'engage pour les jeunes chercheuses, notamment en tant que mentor.

Des campagnes de sensibilisation

La façon dont les institutions traitent les affaires peut être tout aussi préjudiciable à leur réputation que l'affaire elle-même. En 2019, l'Université de Bâle et l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich ont toutes deux essuyé des critiques publiques pour leur gestion d'affaires récentes de harcèlement sexuel. Les spécialistes ont dénoncé le manque de transparence de la procédure - les victimes n'ont pas été informées - la longueur de l'enquête et le fait que les personnes coupables de harcèlement n'aient reçu que des sanctions mineures.

"Le harcèlement sexuel, le sexisme et la discrimination ont un impact énorme sur l'avenir de notre société et sur la vie des personnes qui étudient et travaillent dans les universités", a déclaré le recteur de l'Université de Genève Yves Flückiger, lors d'une conférence sur le harcèlement sexuel dans le monde universitaire à Genève. Et d'ajouter: "En matière de harcèlement sexuel, toutes les universités doivent être irréprochables."

Les universités réagissent. Un an après le rapport interne de 2016 qui pointait du doigt le coût personnel du harcèlement, l'Université de Genève a lancé une campagne d'information et de sensibilisation baptisée #UNIUNIE. D'autres universités suisses lui ont emboîté le pas. La première journée nationale de sensibilisation au harcèlement sexuel aura lieu le 23 mars, avec des événements et des actions dans différentes universités suisses.

Les campagnes ont l'avantage de sensibiliser et de créer un espace de parole pour les victimes. "Les données [sur les impacts du harcèlement sexuel] sont claires, il est inutile de lutter contre elles. Nous devrions plutôt nous concentrer sur la lutte contre le sexisme, le harcèlement et la discrimination et adopter une politique de 'tolérance zéro'", a encore estimé Yves Flückiger.

Eviter les formations obligatoires

L'éducation est un autre moyen d'accroître la sensibilisation et la confiance. Plusieurs institutions, parmi lesquelles les universités de Genève et Bâle et les écoles polytechniques fédérales de Lausanne et Zurich, proposent des cours sur la manière de repérer le harcèlement sexuel, d'y réagir et de le dénoncer. Ces cours sont généralement dispensés sur une base volontaire.

L'impact de telles initiatives reste toutefois à prouver. Des recherches menées par les sociologues Frank Dobbin et Alexandra Kalev, deux universitaires de Harvard, montrent que les formations destinées à éduquer sur les comportements nuisibles peuvent avoir un effet pervers et mener les personnes potentiellement harceleuses à mieux accepter leur propre comportement.

"Commencez toute formation en disant à un groupe de personnes qu'elles sont le problème et elles se mettront sur la défensive", peut-on lire dans leur article de la Harvard Business Review. En rendant la formation obligatoire, on ne fait qu'aggraver le message selon lequel les hommes sont des "méchants" qu'il faut soigner.

Plus de diversité, moins de précarité

Mais les cours et les campagnes ne suffisent pas, affirment les spécialistes. Les campagnes risquent de parler surtout à celles et ceux qui sont déjà acquis à la cause et d'ennuyer les personnes qui en auraient besoin.

"Honnêtement, personne ne lit un code de conduite", affirme Christine*. Si elle se félicite de la création de bureaux indépendants ad hoc pour les plaintes anonymes, elle ne fait pas confiance aux bureaux internes, craignant que les institutions ne soient tentées de cacher les cas compromettants sous le tapis.

Sur le terrain, on réclame des changements plus structurels et culturels. D'une part, la réduction de la précarité serait un bon moyen de minimiser la dépendance des personnes en doctorat, post-docs et jeunes professeur-es vis-à-vis de l'influence de leur hiérarchie. Selon les chercheurs de Harvard Frank Dobbin et Alexandra Kalev, une plus grande diversité au sommet, y compris, bien sûr, un plus grand nombre de femmes, contribuerait à réduire le harcèlement sexuel.

Aussi brillant que soit un ou une scientifique, le harcèlement des autres dans la poursuite de l'excellence n'est pas acceptable. Donner l'exemple du respect d'autrui sur le lieu de travail, voilà une norme d'excellence qui mérite d'être poursuivie

Louise Carvalho, responsable du programme "Diversité et inclusion" au CERN

En attendant que ces changements structurels se produisent, les étudiantes et étudiants, le monde de la recherche et les spécialistes du harcèlement sexuel demandent aux responsables universitaires de tenir leur promesse de "tolérance zéro", d'être à l'initiative du changement et de rendre des comptes.

Pour reprendre les mots de Louise Carvalho, responsable du programme "Diversité et inclusion" au CERN: "Aussi brillant que soit un ou une scientifique, le harcèlement des autres dans la poursuite de l'excellence n'est pas acceptable. Donner l'exemple du respect d'autrui sur le lieu de travail, voilà une norme d'excellence qui mérite d'être poursuivie."

>> Lire aussi : Mobbing et harcèlement au travail persistent malgré les progrès dans la prévention

Texte pour swissinfo.ch: Emiliano Feresin

Adaptation pour la RTS: Valentin Jordil

*nom d'emprunt

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