Dans la rue ou à la maison, sur la console ou l'ordinateur, les jeux vidéo sont partout sur les écrans. S'ils sont souvent gratuits, ils proposent aussi d'acheter toute une série de produits pour équiper les personnages ou améliorer les performances.
C'est dans cette galaxie qu'apparaissent les "loot-boxes", littéralement les boîtes à butin. Ce système décrié, qui reprend les codes du casino, joue sur l'excitation du joueur et le désir d'obtenir le gros lot, soit l'arme la plus rare ou le meilleur footballeur du jeu.
"Nous faisons le lien avec les dépendances aux jeux de hasard et d'argent. Les 'loot boxes', ce sont des machines à sous dans des jeux vidéo. Et elles touchent des mineurs qui sont plus à même de développer des comportements addictifs à l'âge adulte", décrit Romaine Darbellay, responsable du jeu excessif auprès de Promotion santé Valais, dimanche dans l'émission de la RTS Mise au point.
Des milliers de francs perdus
Pour le joueur, il s'agit souvent de microtransactions. Mais, mises bout à bout, elles peuvent parfois représenter de très grosses sommes. "Nous avons souvent des parents qui viennent nous voir et qui nous disent que leur enfant a dépensé plus de 1000 francs en un mois dans un jeu vidéo", indique Romaine Darbellay.
Joueur de "Counter-Strike", jeu de tir à la première personne, Franck* est l'un d'eux. "J'ai dû dépenser entre 3000 et 4000 francs de mes 15 à mes 18 ans", raconte-t-il. "Cela représentait toutes mes économies, l'argent reçu à mon anniversaires ou gagné lors de petits jobs".
Ce qui lui a fait dépenser autant d'argent, c'est que contrairement aux autres jeux vidéo, "Counter-Strike" permet au joueur de revendre ce qu'il a gagné dans le monde réel et ainsi obtenir des francs.
Cela augmente la dépendance, parce qu'on se dit qu'un jour, si on ne joue plus au jeu, on peut récupérer une belle somme. Mais la plupart du temps… moi je n'ai rien récupéré
Certaines armes du jeu se revendent plusieurs milliers de francs. Et le web regorge de vidéos où les gros lots tombent comme des petits pains. De quoi faire tourner la tête des joueurs.
"Cela augmente la dépendance, parce qu'on se dit qu'un jour, si on ne joue plus au jeu, on peut récupérer une belle somme", dit Franck. "Moi, je n'ai rien récupéré. J'ai certains amis qui ont sauvé quelques centaines de francs, mais tout l'argent qu'on a dépensé est quasiment perdu".
En conséquence, Franck a développé une dépendance aux jeux d'argent. Il a commencé à consulter le Service de médecine des addictions au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) à Lausanne pour y remédier.
Une frénésie d'achats nocturne
Sébastien, 13 ans, a lui été victime d'une frénésie d'achats durant une nuit, alors qu'il s'adonnait à son jeu préféré, Brawl Stars. Dans la boutique du jeu, tout s'achète avec une monnaie virtuelle, les gemmes, que l'on obtient avec du vrai argent. Au matin, son père s'est rendu compte que Sébastien avait procédé à une dizaine d'achats pour un total de 300 francs avec sa carte de crédit.
"Je ne me rendais pas compte de l'argent que je dépensais, mais je me rendais compte des gemmes que je recevais, relate-t-il. Du coup, j'ai commencé à cliquer pas mal de fois pour acheter des gemmes". Il avoue avoir mal vécu cette histoire, en se rendant compte après coup qu'il avait dépensé beaucoup d'argent. Une somme qu'il devra rembourser.
Son père, qui s'est résolu à mieux protéger sa carte de crédit, relève lui que le procédé d'achat est particulièrement facile. A ses yeux, toute personne qui joue, même adulte, est soumis chaque jour à de telles sollicitations. "Et ça peut devenir addictifs."
Manque de transparence
Les "loot boxes" et les microtransactions sont dans le viseur des associations de consommatrices et consommateurs comme la Fédération romande des consommateurs (FRC).
"On a un peu tendance à croire que c'est un marché de niche. Ce n'est pas du tout le cas", insiste sa directrice Sophie Michaud-Gigon. "C'est un marché qui génère des revenus annuels à hauteur de 171 milliards. Rien que les microtransactions représentent plus de 32 milliards. C'est donc beaucoup d'argent".
Celle qui est aussi conseillère nationale verte vaudoise dénonce le manque de transparence des "loot boxes", des monnaies virtuelles à l'impossibilité de se faire rembourser en passant par des gains aléatoires.
Au Parlement, Sophie Michaud-Gigon a tenté d'imposer un cadre législatif pour les microtransactions, sans succès jusqu'ici. Selon elle, il ne faut pas forcément les interdire, mais les encadrer.
Des achats "facultatifs"
D'autres pays n'ont pas attendu pour prendre des mesures. Les Pays-Bas et la Belgique ont interdit les "loot boxes".
Aux Etats-Unis, Epic Games, l'éditeur de "Fortnite", a été condamné en décembre à une amende de 500 millions de francs pour pratiques commerciales douteuses. Auparavant, le patron de la société, le milliardaire Tim Sweeney, avait déjà supprimé les "loot boxes" dans le jeu.
D'autres campent sur leur position comme l'éditeur du jeu le plus vendu au monde, FIFA.
Contacté par la RTS, Electronic Arts a répondu par écrit: "Dans tous nos titres, les achats sont toujours facultatifs et la plupart des joueurs choisissent de ne pas dépenser d'argent. Nous partageons l'avis des régulateurs et tribunaux du monde entier qui ont conclu que les 'loot boxes' ne sont pas des jeux d'argent".
Le rôle des youtubeurs et influenceurs
Il n'est pas facile pour l'industrie des jeux vidéo de se passer de la poule aux oeufs d'or. Car tout un écosystème fonctionne autour des "loot boxes", alimenté par des youtubeurs et influenceurs.
A Saint-Julien, en France voisine, Tom enregistre des vidéos pour ses abonnés depuis son petit bureau. Ses followers le connaissent sous le nom de "Psyko 17".
Je pense que n'importe quel youtubeur qui regarde ses statistiques à l'heure actuelle voit que ce sont les vidéos de 'pack opening' qui font le plus de vues
Tom, qui a grandi à Neuchâtel, est suivi par 900'000 abonnés, il est dans le top 3 des youtubeurs francophones sur le jeu FIFA. Il s'est même retrouvé dans des vidéos avec le footballeur français Antoine Griezmann.
Ses vidéos les plus regardées, ce ne sont pas celles où il joue, mais celles où il ouvre des packs, des "loot boxes". Elles peuvent dépasser le million de vues.
"Je pense que n'importe quel youtubeur qui regarde ses statistiques à l'heure actuelle voit que ce sont les vidéos de 'pack opening' qui font le plus de vues, parce que les gens les demandent", estime-t-il.
Pousser à la consommation
Tom se montre très critique sur le système des packs, d'autant que tout ce que les joueurs achètent est très éphémère puisqu'une nouvelle version du jeu est publiée chaque année.
"Quand le prochain sortira vous recommencez à zéro. Tout l'argent que vous avez mis ne va pas vous être recrédité sur votre nouveau compte. Tout est perdu en fait, ça n'existe pas. C'est un investissement qu'on fait qui est juste pour un plaisir instantané", explique-t-il.
Et de reconnaître: "Je participe aussi indirectement à l'envie des gens d'acheter des joueurs dans le jeu."
Tout le monde peut être concerné. En effet, plus d'un Suisse sur deux dit jouer occasionnellement à des jeux vidéo.
*nom d'emprunt
Gilles Clémençon/vajo