Eric Burnand: "L'affaire René Dubois, un scandale majeur enfoui dans les oubliettes des archives"
En pleine Guerre froide et alors que la guerre d'Algérie a débuté il y a trois ans, le procureur de la Confédération s'ôte la vie après que son implication dans une affaire d'espionnage soit révélée.
Dans les faits, René Dubois, qui porte alors aussi la casquette de chef du service de contre-espionnage, est accusé de couvrir son subordonné, l'inspecteur Max Ulrich, qui réalise les écoutes de l'ambassade d'Egypte. Les informations récoltées sont ensuite transmises à Marcel Mercier, un faux attaché commercial de l'ambassade de France à Berne, qui est en vérité colonel et agent du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage français.
"Un scandale évacué des mémoires"
Dans son roman graphique "Berne, nid d'espions - L'affaire Dubois (1955-1957)", qu'il cosigne avec Mathieu Berthod aux éditions Antipodes, Eric Burnand revient donc sur cette affaire qui a défrayé la chronique mais a pourtant été rapidement oubliée.
"Il s'agit d'un scandale majeur qui a été complètement évacué des mémoires, enfoui dans les oubliettes des archives", estime-t-il.
Invité de La Matinale jeudi, l'ex-journaliste de la RTS explique avoir eu accès pour cet ouvrage à des documents inédits, notamment le rapport du juge d'instruction, resté secret au Tribunal fédéral, ou encore le rapport des écoutes téléphoniques.
Un procureur utilisé comme fusible
Pour celui qui est également historien, René Dubois n'est pas vraiment coupable, même s'il avait connaissance d'être sur une ligne rouge, en étant à la fois procureur général et en charge du contre-espionnage.
"La situation était évidemment gênante, parce que sa main droite ne devait pas vraiment savoir ce que faisait sa main gauche. Il a par ailleurs échangé des informations peut-être un peu au-delà de ce qui était autorisé. Mais, à part ça, il n'était certainement pas coupable. Il a été victime d'un système hypocrite et a en effet été passablement chargé à sa mort par le Conseil fédéral, qui était assez content d'avoir ce fusible", explique-t-il.
Une union sacrée due à la Guerre froide
Si l'affaire a été rapidement enterrée, c'est donc avant tout parce que tout le monde y trouvait son compte. C'est en tout cas la conclusion d'Eric Burnand à l'issue de ses recherches.
"Il y a bien eu un juge fédéral extraordinaire nommé et une longue enquête a été faite, mais au final, seul un policier, qui était un agent infiltré des services français à l'intérieur de la police fédérale suisse, a été poursuivi. Le procès a eu lieu, mais à huis clos. Ensuite, le Conseil fédéral s'est dépêché de faire un rapport qu'il a soumis aux Chambres et qui a été admis à une majorité presque absolue, seuls 4 élus communistes ayant voté contre", rappelle l'auteur.
"C'était une époque où il y avait une grande union sacrée. On est alors en pleine Guerre froide et la Suisse se sent menacée. Tout le monde était ravi que cela n'aille pas plus loin", ajoute-t-il.
Dans les années 50, la Suisse neutre est perçue comme un lieu de rencontres incontournable pour le monde de l'espionnage. La Confédération cherche donc à avoir plus d'informations sur ces agents infiltrés "qui infestent" la Berne fédérale, juge Eric Burnand.
C'est la raison pour laquelle elle s'autorise à donner des informations à la France sur le Front de libération nationale algérien (FLN). Elle espère ainsi obtenir en échange plus de détails sur les agents doubles qui sont sur son territoire.
"A l'époque, l'ambassade de Chine vient d'ouvrir, avec probablement beaucoup d'agents de renseignement. Et puis, il y avait aussi toutes les ambassades des pays de l'Est, de la Tchécoslovaquie ou encore de la Bulgarie (...) la Suisse avait besoin d'informations", détaille encore l'historien.
Une Suisse qui a donc pris le partie de venir en aide à Paris, en espérant une réciprocité. Une décision qui lui vaudra certaines critiques, notamment dans la presse américaine, qui l'accusera d'avoir manqué à son devoir de neutralité.
Propos recueillis par David Berger
Adaptation web: Tristan Hertig
Une fascination pour l'espionnage qui reste intacte
Reportages, émissions, podcasts, livres, la vie des espions et des espionnes continue à fasciner.
Si, en apparence, leurs histoires font toujours rêver car faites d'actions, d'aventure, de missions à haut risque, d'amour ou encore de séduction, leurs vies sont aussi pleines de solitude, de souffrance, de trahison et d'arrestation, souvent à l'opposé des représentations qu'on peut s'en faire.
Après un podcast à succès sur ce thème, la journaliste de France Inter Stéphanie Duncan a sorti l'an dernier un livre intitulé "Espions, une histoire vraie". L'occasion pour elle de revenir sur la vie de ces personnes qui, à un moment ou à un autre, ont oeuvré à changer le cours des choses, pour le meilleur ou pour le pire, mais surtout, à l'abri des regards.