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L’impôt minimum sur les bénéfices des multinationales à l’épreuve des urnes

L'OCDE exige que limpôt sur le bénéfice des grandes entreprises actives à l'échelle internationale soit au moins de 15%. [Keystone - Christian Beutler]
L'OCDE exige que limpôt sur le bénéfice des grandes entreprises actives à l'échelle internationale soit au moins de 15%. - [Keystone - Christian Beutler]
Les citoyennes et citoyens suisses se prononcent le 18 juin sur l’imposition appliquée aux bénéfices des grandes entreprises internationales. En filigrane: l’équité fiscale, l’attractivité de la place économique suisse et la répartition des recettes supplémentaires.

L’impulsion est venue de l’étranger, plus précisément des pays membres du G20 et de l’OCDE, l’Organisation de coopération et de développement économique. La réforme demande l’introduction d’un taux d’imposition d’au moins 15% sur le bénéfice des grands groupes d’entreprises actifs à l’échelle internationale.

L’objectif est d’établir une forme d’équité fiscale au niveau mondial. Seuls les conglomérats dont le chiffre d’affaires annuel dépasse 750 millions d’euros sont concernés, ce qui exclut la très grande majorité des quelque 600’000 entreprises actives en Suisse.

Pourquoi ce projet?

Avec l’imposition minimale, l’OCDE souhaite lutter contre la concurrence fiscale internationale, qui s’est emballée ces dernières décennies. Certains paradis fiscaux et de nombreux groupes actifs au niveau mondial en ont profité. Actuellement, en transférant légalement leurs revenus vers des pays qui appliquent une fiscalité très attrayante, les multinationales ont la possibilité de se voir faiblement voire pas du tout imposées.

En face, beaucoup de pays moins flexibles, assumant des coûts d’infrastructures élevés, en ont fait les frais. C’est aussi le cas pour des puissances économiques comme la France et les Etats-Unis. Ces derniers, en particulier, ont souffert de stratégies d’évitement fiscal adoptées par les géants du numérique que sont Google, Facebook, Apple ou Amazon. D’où cet impôt minimum de l’OCDE assimilé au départ à une “taxe sur le numérique”.

Que doit faire la Suisse?

A l'instar de quelque 140 autres Etats, La Suisse, pays membre de l’OCDE, s’est engagée à introduire elle aussi cet impôt minimal. Pour ce faire, la Confédération doit pouvoir interférer le cas échéant dans la souveraineté fiscale des cantons avec un “impôt complémentaire”. La mise en oeuvre permet également d’autoriser une inégalité de traitement politiquement voulue entre certains groupes d'entreprises. Cela passe par une modification de la Constitution, ce qui exige l’aval de la majorité du peuple et des cantons.

Jusqu’à présent, des taux d’imposition bien inférieurs à 15% sont appliqués dans 21 des 26 cantons suisses. Cela leur a permis d’attirer des firmes en usant aussi de l’argument fiscal. Des places offshore classiques comme Guernesey, le Qatar ou la Hongrie, qui recourent au même moyen, sont les seules à offrir des taux d’imposition inférieurs. En matière fiscale, l’Irlande reste le principal concurrent de la Suisse en Europe.

La Suisse a souvent justifié sa politique de faible imposition par le fait qu’elle devait compenser son haut niveau de salaires et de coûts de localisation par des impôts bas pour demeurer un site intéressant pour les entreprises internationales.

Quel est l’impact du projet en Suisse?

À court terme, avec cette réforme, la Suisse perd un avantage comparatif important, puisqu’elle ne pourra plus se positionner au moyen de son régime fiscal compétitif. Cet avis est partagé par Karin Keller-Sutter. “La concurrence fiscale internationale à l’égard des grands groupes d’entreprises internationaux sera réduite”, a-t-elle récemment indiqué dans la Neue Zürcher Zeitung (NZZ).

La cheffe du Département fédéral des finances juge pourtant cette situation supportable: “La Suisse possède de nombreux atouts, sa stabilité politique, la sécurité juridique, une main-d’œuvre très qualifiée et un environnement économique flexible et innovant.” En comparaison internationale, la Suisse reste d’ailleurs parmi les pays les plus attrayants malgré une imposition à 15% des grands groupes.

Cette adaptation aura des conséquences pour l’économie suisse. Lesquelles? La Confédération elle-même qualifie ces effets d’”incertains”. Il est difficile de prévoir quelles mesures adopteront d’autres pays pour relancer la concurrence fiscale, mais personne ne doute que cela se produira. Il est en outre extrêmement ardu d’anticiper la manière dont les entreprises se comporteront.

À l’aune de sa taille, la Suisse abrite un nombre très important de grandes entreprises et de firmes étrangères. Quelques centaines d’entreprises helvétiques et quelques milliers de filiales de groupes étrangers seraient concernées, selon les estimations. Les 600'000 petites et moyennes entreprises (PME) dont le chiffre d’affaires est inférieur à 750 millions d’euros ne sont pas touchées.

Quels sont les montants en jeu?

Selon ses estimations, le Département fédéral des finances table sur des recettes fiscales supplémentaires de 1 à 2,5 milliards de francs la première année de l’introduction de la réforme. Une étude mandatée par les socialistes avance un chiffre de 1,6 milliard de francs. A titre de comparaison, le montant total des recettes fiscales tiré de l’impôt sur le bénéfice des entreprises atteint aujourd’hui quelque 14 milliards de francs.

Au Parlement, les partis étaient dans les grandes lignes d’accord sur la nécessité du projet. Le débat a davantage porté sur la clé de répartition des recettes additionnelles. Devaient-elles profiter aux cantons d’implantation de ces grandes entreprises? Fallait-il attribuer davantage à la caisse fédérale pour financer les dépenses dédiées à la collectivité? En définitive, le projet soumis au peuple accorde 75% des recettes supplémentaires aux cantons dont la charge fiscale est inférieure au seuil, tandis que la Confédération aura droit aux 25% restants.

Les cantons d’implantation des grands groupes sont les principaux bénéficiaires. Si leur attractivité venait à souffrir du nouveau système, ils pourraient ainsi miser sur des stratégies de séduction alternatives. Réduire d’autres impôts, par exemple, ou mettre à disposition des terrains à bâtir moins chers, investir dans l'infrastructure ou promouvoir l'innovation. Néanmoins, les autres cantons profiteront également de ces recettes par le biais de la péréquation financière nationale.

Que disent les partisans du projet?

Le Conseil fédéral, la majorité du Parlement et les cantons appuient fortement le projet. Principal argument: l’adaptation étant inévitable sur le fond, il faut tout faire pour conserver le substrat fiscal en Suisse. Si la Confédération refusait le cadre réglementaire de l’OCDE, les autres pays pourraient prélever pour leur propre compte la différence entre les 15% et l’impôt effectivement payé en Suisse. Captée par d’autres Etats, cette manne fiscale supplémentaire échapperait donc à la population suisse.

Les partisans du projet louent la politique fiscale “extrêmement fructueuse” conduite jusqu’à présent par la Suisse. Economiesuisse relève que l’implantation de grands groupes internationaux a déjà permis d’injecter beaucoup d’argent dans notre pays. Pour l’association faîtière des milieux économiques, ces multinationales ont “largement financé la croissance constante des prestations de l’Etat en matière sociale et de formation”. Les ménages suisses en ont également profité. Il s’agit dorénavant de conforter ce succès.

Et que disent les opposants?

Le principal reproche des opposants concerne la clé de répartition des recettes supplémentaires de l’impôt. Une conséquence de la ristourne est que Zoug et Bâle-Ville, locomotives économiques et véritables machines à capter les multinationales, empocheraient quelque 40% de la part réservée aux cantons. Aux yeux du PS, ce modèle mènera à un nouveau renforcement de la concurrence fiscale interne, entre cantons. Pour la même raison, les Verts ont opté pour la liberté de vote.

Au Parlement, une majorité du National - emmenée par la gauche - plaidait pour une répartition plus égalitaire entre les cantons (50%) et la Confédération (50%), voire davantage pour la caisse fédérale, mais la Chambre du peuple s’est finalement ralliée au Conseil des Etats. Le raisonnement consistait à dire que la manne supplémentaire devait plutôt aller à la Confédération pour être investi dans les infrastructures et profiter à toute la population.

Et si la Suisse disait non?

Tout le monde est d’accord là-dessus: la Suisse s’exposerait à de graves conséquences en cas de non dans les urnes. Cela ne signifierait toutefois pas l’abandon pur et simple du projet d’impôt minimum. Le Parlement, dans le cadre d’une procédure accélérée, se verrait contraint d’élaborer un nouveau projet incluant une clé de répartition remaniée.

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Balz Rigendinger/Swissinfo

Texte adapté pour RTSinfo par Didier Kottelat

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