La Suisse a traversé sans encombre son premier hiver de diète énergétique
Chauffages baissés à 19 degrés, douches plus courtes, cuisson mieux adaptée des aliments... A l'automne dernier, le Conseil fédéral incitait le pays à faire des efforts pour réduire la consommation de gaz et d'électricité durant l'hiver.
Tout avait même commencé fin septembre 2021 déjà, soit bien avant la guerre en Ukraine. Dans une vidéo publiée sur internet, Guy Parmelin, alors président de la Confédération, alertait les Suisses. "Nous le savons, une pénurie d'électricité, outre la pandémie, représente le plus grand risque pour l'approvisionnement de la Suisse […] Dans une telle situation, seule une quantité réduite de biens et de services pourrait être produite, transportée et proposée", prévenait le conseiller fédéral.
Une inquiétude renforcée par la guerre
L'inquiétude a augmenté quelques mois plus tard avec la guerre. A Berne, les conférences de presse se sont enchaînées et le Conseil fédéral a annoncé son plan pour éviter une pénurie et en a appelé aux économies d'énergie. Le très sérieux président de la commission fédérale de l'électricité a même incité la population à faire des réserves de bougies…
L'hiver s'est finalement déroulé sans encombres sur le plan énergétique, en partie il est vrai grâce à des températures restées clémentes. La menace d'une pénurie a toutefois pesé sur l'économie et la politique. Cette crise énergétique a-t-elle fait des gagnants et des perdants? La RTS fait le bilan.
Consommation d'énergie
Baisse nette pour le gaz, moindre pour l'électricité
La majorité de la population a finalement pu passer l'hiver au chaud, sans pénurie, malgré la pression qui pèse sur notre approvisionnement énergétique en raison de la guerre en Ukraine.
Le message du gouvernement incitant à économiser l'énergie a été entendu, montrent les chiffres de consommation de l'hiver 2022-2023. Mais il l'a moins été pour l'électricité que pour le gaz.
Objectif manqué pour l'électricité
Pour ce dernier, la Confédération avait fixé un objectif d'économie de gaz de 15%. Là, le but a été atteint: entre les mois d'octobre et de mars, la consommation a chuté de 22% par rapport à la moyenne des cinq dernières années, une baisse facilitée par l'hiver particulièrement doux que la Suisse a traversé. Mais même sans ce facteur météo, l'économie a atteint les 16%, selon les estimations.
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On ne peut pas en dire autant de l'électricité. En décembre, la Confédération avait fixé un objectif de -10%. Au final, on a économisé 4% cet hiver, un chiffre qui tomberait à un peu plus de 3% sans le facteur météo. On est donc très loin du but. Selon l'Office fédéral de l'énergie, c'est l'industrie qui aurait fourni le plus gros effort.
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Ce contraste pourrait s'expliquer par le prix: alors que l'augmentation du prix du gaz a immédiatement fait mal aux consommateurs, ce qui a pu les pousser à économiser, l'électricité a augmenté plus tard et son prix a été perçu au moment de payer la facture.
Autre facteur, 480 entreprises ont passé au mazout pour utiliser moins de gaz. Enfin, dans les ménages, baisser d'un degré la température avec un chauffage au gaz - une source d'énergie nettement plus courante en Suisse que le chauffage électrique - permet des économies déjà substantielles.
Le levier est plus facile à actionner que pour l'électricité, dont nous sommes davantage captifs pour cuisiner, pour s'éclairer, pour alimenter les appareils électriques, pour chauffer l'eau ou encore pour les déplacements en vélo ou avec une voiture électrique.
Un nouveau défi l'hiver prochain
Au final, la Suisse n'a pas dû toucher à ses réserves hydrauliques ni activer les centrales de réserve. Mais l'Europe a traversé un hiver doux. Il a permis aux pays européens d'exporter leur courant vers la Suisse, ce qui n'était pas gagné à l'automne, notamment en France en raison d'un parc nucléaire en partie à l'arrêt. Autant de facteurs conjoncturels qui font que l'approvisionnement va rester un défi pour la Suisse l'hiver prochain.
Effet sur le consommateur final
Limité, sauf pour certains profils
Du côté des consommateurs d'électricité, le bilan de la pénurie est nuancé. Dans le camp des perdants, on trouve les gros consommateurs qui achètent leur courant sur le marché libre, notamment certaines entreprises, qui ont vu leur facture d'électricité exploser.
Pour les ménages, la situation diffère entre les régions. Le plus souvent, les tarifs ont augmenté. A première vue, on pourrait donc dire qu'ils sont perdants.
Mais la Suisse fait partie des pays où la part du budget mensuel consacrée à l'électricité et au gaz est la plus basse. Et la hausse des prix de l'énergie est restée modérée chez nous par rapport au reste de l'Europe. Les ménages s'en sortent donc plutôt bien, à l'exception notable de ceux dont le chauffage est encore électrique, soit 8% d'entre eux environ.
Impact politique
A gauche comme à droite, tout le monde trouve son compte
Le discours alarmiste du Conseil fédéral a eu un impact sur le Parlement en réorientant le débat climatique sur la production d’énergie renouvelable. C’est même devenu l’un des thèmes forts de la politique suisse, avec de nombreux dossiers traités au Parlement: protection pour les entreprises électriques d’importance systémique, mise en place de centrales à gaz et d’une réserve hydraulique, soutien à l’éolien, au solaire, à l’hydraulique… La liste est longue.
Politiquement, à gauche comme à droite, tout le monde y trouve son compte. "On va d'un coup diminuer notre dépendance aux énergies fossiles, donc notre dépendance à l’étranger, où on dépense 6 milliards par an pour acheter des énergies fossiles, en particulier le pétrole", a par exemple réagi le conseiller national PLR Jacques Bourgeois, qui y voit une opportunité de développement économique à l’intérieur du pays. "Parce que derrière ces énergies renouvelables et leur développement, il y a des places de travail, il y a des entreprises", a conclu le Fribourgeois.
Des revendications enfin partagées, se félicite la gauche
A gauche, on se réjouit que certaines revendications soient désormais largement partagées. "On voit en particulier que le solaire est reconnu comme l'un des piliers de la transition énergétique aux côtés de l’hydraulique. C'est vraiment une nouveauté", a constaté la conseillère aux Etats verte Lisa Mazzone, qui se félicite également de la reconnaissance de l'importance des économies d’énergie. "L'énergie la moins chère et la moins polluante est celle qui n’est pas consommée. Cela va de soi, mais ce n’était pas forcément une évidence au sein du Parlement. Là, je crois qu'un pas a vraiment été fait", a complété la Genevoise.
Seul bémol, selon l'élue verte: certaines velléités d'affaiblir la protection de la nature, qui pourrait être la grande perdante, par exemple via l'installation de parcs solaires ou éoliens dans des zones vierges en pleine montagne. Mais des décisions définitives sur cette question n'ont pas encore été prises.
Bilan économique
Des producteurs d'électricité qui se frottent les mains
Ces dernières semaines, plusieurs entreprises électriques ont annoncé des bénéfices record. Ce sont surtout les gros producteurs qui ont vécu une année 2022 faste. BKW, par exemple, s'est félicité d'un bénéfice net de 574 millions de francs.
Mais pour Michael Wider, président de l'Association des entreprises électriques, ces résultats exceptionnels sont l'arbre qui cache la forêt. "Ces dix dernières années, les producteurs ont beaucoup souffert car les prix étaient très bas", se défend-il. Et il se veut rassurant: le pic tarifaire enregistré en 2022 était "très momentané" et la tendance va vers "une normalisation des prix".
Attention toutefois: par normalisation, il faut entendre un prix de vente légèrement supérieur à ce qu'il était avant la crise. Soit une situation meilleure pour les producteurs, ce qui permettra, selon Michael Wider, d'investir dans le développement du renouvelable en Suisse.
Malgré la crainte de pénurie, l'hiver s'est finalement déroulé sans encombre pour les entreprises électriques. Leur faîtière tenait jeudi son assemblée générale, l'occasion de revenir sur les décisions politiques prises ces derniers mois à Berne. Le Parlement veut en effet développer massivement le renouvelable, ce qui réjouit le président de l'Association des entreprises électriques Michael Wider. Il rêve de voir enfin certains projets se débloquer.
"On ne peut plus rien reprocher à la politique aujourd'hui. Elle fait son travail et veut accélérer sur les projets" de développement énergétique, se félicite-t-il. Il déplore toutefois les résistances rencontrées dans la société civile.
"Quasiment tous les projets ont des oppositions, des adversaires... On trouve toujours des raisons pour ne pas faire, alors qu'on devrait plutôt trouver des raisons de faire", plaide-t-il.
Biodiversité
Les poissons victimes des besoins en énergie
L'une des solutions souvent évoquées pour éviter la pénurie énergétique passe par les montagnes, que les autorités veulent transformer par endroits en de gigantesques parcs à panneaux solaires.
Le sort des rivières, lui, a moins été au centre de l'attention. Elles font pourtant elles aussi les frais de la production d'énergie. En permettant de diminuer les débits résiduels des cours d'eau au profit des barragistes, le monde politique n'a que peu pensé aux intérêts de la faune aquatique, déplorent les milieux écologistes.
"Sans eau, il n'y a pas de vie"
"Avec la tendance au tout électrique, la tentation est grande, pour les barragistes, de laisser le minimum [d'eau poursuivre sa course en aval des barrages, ndlr], voire même parfois de ponctionner de l'eau qui devrait être restituée aux rivières. Or, ça pose un problème environnemental", alerte Alain Bessard, pêcheur à Saxon, en Valais.
"Si, en quelques dizaines de minutes, le débit varie du simple au double, puis s'assèche tout aussi vite, les poissons n'auront pas le temps de revenir dans le lit principal. Il n'y a pas besoin d'avoir fait de grandes écoles pour concevoir que sans eau, il n'y a pas de poissons [...] Tout le biotope de la rivière a besoin d'eau pour survivre. Sans eau, il n'y a pas de vie", poursuit-il.
Economies de gaz
Les installations bi-combustibles, une option loin d'être idéale
En septembre dernier, Guy Parmelin, le conseiller fédéral en charge de l'Economie, recommandait aux industries de passer du gaz au mazout partout où c'était possible. Une option envisageable pour les quelque 800 installations bi-combustibles existantes au sein des entreprises, qui peuvent fonctionner à la fois avec du gaz et du mazout.
Au total, six entreprises sur dix ont répondu positivement à l'appel du Conseil fédéral, selon l'Association suisse de l'industrie gazière. Parmi elles: Swisspor, active dans l'isolation et l'étanchéité des bâtiments. La société se qualifie de "bonne petite soldate", puisqu'elle a suivi la recommandation à la lettre, passant au mazout du 1er octobre au 31 mars. Mais cette mesure a rendu l'exploitation plus compliquée, selon son directeur général pour la Suisse romande Edouard Logoz.
"Ca n'a pas perturbé la production en elle-même, mais ça nous a compliqué la vie car notre citerne n'est pas adaptée à une production au mazout quotidienne; c'est vraiment pour du dépannage. Six mois, c'était long, compliqué à gérer et un peu stressant. Mais on s'est adapté", a-t-il raconté, évoquant "un montant à six chiffres" en terme de coûts.
Des économies difficiles à chiffrer
Il est difficile d'estimer combien de gaz les mesures de ce type ont permis d'économiser, car il n'existe pas de chiffres. On sait seulement que cet hiver, la Suisse dans son ensemble a économisé l'équivalent de quatre fois la consommation annuelle d'un canton comme Bâle-Ville. Mais on ignore quel rôle précisément ont joué les dispositifs bi-combustibles.
Aujourd'hui, les autorités demandent de nouveau à ces entreprises de se préparer à remettre le couvert l'hiver prochain, ce qui agace Swisspor. "Je trouve qu'on a déjà assez de contraintes. L'environnement général est déjà assez pesant pour tout le monde sans qu'il soit nécessaire d'en remettre une couche régulièrement", lance son patron.
Parmi les autres mesures envisagées pour face à l'hiver prochain, la Confédération réfléchit à former à nouveau à l'étranger une réserve de gaz équivalant à 15% de la consommation annuelle de la Suisse. Un objectif qui s'annonce difficile compte tenu de l'absence totale de gaz russe.
Comment les entreprises ont affronté la crise
L'exemple de l'aciérie Stahl Gerlafingen
Gerlafingen, près de Soleure, abrite l'une des deux aciéries suisses, Stahl. L'entreprise avait fait parler d'elle l'année dernière lorsqu'elle s'est retrouvée en grande difficulté à cause d'une facture d'électricité astronomique. Car fondre l'acier requiert énormément de courant: en une année, Stahl Gerlafingen consomme à peu près autant d'électricité que la population des villes de Fribourg et Neuchâtel réunies.
En une heure, 110 tonnes de ferraille, soit l'équivalent de 55 grosses voitures, sont fondues pour produire de l'acier de construction. Et le four, qui monte à 1600 degrés, fonctionne en permanence.
Selon la directrice marketing et ventes chez Stahl Gerlafingen Hélène Smagghe, à consommation égale, le coût de l'énergie en hiver est passé, en trois ans, de 11 à 40 millions de francs.
"On fera faillite avant le stade de la pénurie"
"L'aciérie a recouru au chômage partiel pour pallier la baisse des commandes, puisqu'avec un coût de l'électricité très élevé, nos clients ont gelé leurs investissements", explique-t-elle. "Aujourd'hui, ça va. Le coût de l'énergie a beaucoup baissé et nous n'avons plus de chômage partiel. Mais on travaille à perte depuis le début de l'année", poursuit Hélène Smagghe.
Elle indique n'avoir jamais eu peur d'une éventuelle pénurie. "J'ai toujours dit: avant qu'il y ait une pénurie, on fera faillite!", car les prix auront tellement augmenté que les usines arrêteront de produire, confie-t-elle.
"Ce qui continue, par contre, de nous poser problème aujourd'hui, c'est que les pays voisins de la Suisse proposent de l'électricité beaucoup moins chère à leurs entreprises. Du coup, nous ne sommes plus compétitifs sur le plan régional", regrette la directrice marketing et ventes de Stahl Gerlafingen.
Débat
Le plus dur est-il désormais derrière nous?
La Suisse est-elle sortie d'affaire pour l'hiver prochain? Le spectre de coupures d'électricité volontaires durant quatre heures pour décharger le réseau et éviter un black-out général s'est-il évanoui?
Des voix reprochent déjà au gouvernement son alarmisme et évoquent des mesures prises dans la précipitation. Faut-il corriger le tir pour la suite?
La vice-présidente de la Commission fédérale de l'électricité et responsable du dossier énergie à la Fédération romande des consommateurs Laurianne Altwegg, le directeur général du Groupe E Jacques Mauron et le professeur en management de l'énergie à la HES-SO Valais Stéphane Genoud en ont débattu vendredi soir dans Forum.
Il aura suffi d'agiter la menace du black-out pour que le Parlement donne un grand coup d'accélérateur en faveur des énergies renouvelables. Mais a-t-on raison de se précipiter aveuglément?