"Public fliqué" ou "familles protégées"? Les arguments des ultras sur le billet nominatif
Quatre clubs romands en Super League la saison prochaine. En cas de promotion du Stade Lausanne Ouchy, une rencontre de première division aura lieu dans la Capitale olympique chaque week-end. De quoi inquiéter les autorités et les forces de l'ordre qui vont devoir redoubler d'efforts pour sécuriser les matches, car les débordements sont réguliers.
Dimanche dernier encore, le retour en fanfare de Lucerne des fans du Servette a engendré des bagarres en gare de Lausanne et de Morges. Il y a deux semaines, un affrontement entre la police et des supporters du FC Sion, en déplacement à Genève, a fait cinq blessés parmi les policiers. En guise de punition, les autorités ont fermé le gradin des supporters "ultras" du stade de Tourbillon.
Selon une étude de l'Université de Berne sur les violences lors des manifestations sportives, la fin de la pause forcée du Covid en 2021 a ramené la problématique des débordements des fans de football en Suisse. En parallèle, la fréquentation des stades n'a jamais été aussi élevée que lors de la saison qui vient de s'achever.
Gouffre entre les clubs et les autorités
D'après les conclusions de la Conférence des directrices et directeurs des départements cantonaux de justice et police (CCPCS) de mars dernier, le statu quo n'est plus acceptable. Une marche à suivre commune, et concertée avec les clubs et la Swiss Football League (SFL), a été mise en place.
Celle-ci prévoit davantage de surveillance vidéo et la possibilité de fermer des gradins de supporters visiteurs. Mais l'option du billet nominatif a été reléguée sur le banc de touche comme option de dernier recours. Une épée de Damoclès, mais qui a pourtant fait ses preuves en Angleterre, un pays du football qui était habitué au hooliganisme.
Entre politiques et instances sportives, le gouffre sur la question du billet personnalisé semble profond. Si les autorités fédérales, cantonales et policières défendent cette idée, les clubs et la Swiss Football League paraissent plus réticents. Selon le rapport "Biglietto+", dévoilé en mars par la SFL et la CCPCS, la mise en place du billet nominatif donnerait lieu à trop de contraintes techniques, à des difficultés pour assurer la protection des données, à une perte de spectateurs et, par conséquent, un manque à gagner, ainsi qu'une hausse des coûts de sécurité pour les clubs.
Malgré les débordements, la présence de groupes d'"ultras" est gage d'ambiance dans les stades et une entrée d'argent non négligeable. Par conséquent, la voix des ultras pèse dans le débat sur le billet personnalisé. Et celle-ci est sans appel: ils y sont en grande majorité opposés et font obstacle à son introduction. L'identification systématique pose problème pour les ultras. En février, la Section Grenat, groupe ultra du Servette FC, avait préféré bouder un match à Saint-Gall plutôt que de se soumettre à un contrôle policier aux abords du stade.
Le FC Sion a déjà fait les frais du billet nominatif en 2021. Première équipe de football en Suisse à le tester, ce système a fait long feu. La mesure a vite été jugée contre-productive par le club de Christian Constantin, car les autres formations n'avaient pas suivi.
Une frilosité qui peut s'expliquer par la menace du boycott des ultras en cas de billet personnalisé. Difficile cependant de trouver des interventions médiatiques de ces "ultras" pour expliquer leur opposition et leurs arguments. Nous avons tout de même pu questionner un supporter actif, membre d'un groupe ultra d'un club romand. Ses réponses ont été concertées avec ses compagnons de groupe. Il dit représenter, anonymement, l'avis général du mouvement ultra.
Pourquoi ce "non" catégorique des ultras?
"L’ensemble des tribunes organisées suisses est strictement opposé à l’introduction du billet nominatif pour les rencontres de Swiss Football League." Mais ce supporter explique point par point cette position. "Un billet nominatif engendre un contrôle d'identité pour tout le monde. D'un point de vue pratique, ça représente des milliers de personnes à gérer à chaque match. Cela va créer un engorgement à l'entrée des stades. On loue souvent l'Italie comme exemple, mais l’accès aux tribunes y est particulièrement pénible en raison des files d'attente inévitables et, malgré cela, la violence n’y a toujours pas été éradiquée."
Introduire une mesure aussi violente que les billets nominatifs reviendrait à remettre en cause toutes les dispositions prises par le passé, qui portent actuellement leurs fruits
"Ce dispositif de contrôle engendre un engagement d'agents, ce qui va générer des coûts pour les clubs. Les pertes financières seront donc une conséquence inéluctable de l’introduction de ce système qui va conduire à une baisse d'affluence", poursuit ce supporter actif qui souligne ce que peuvent offrir les ultras pour le public moins régulier: une ambiance festive. "Un public fliqué aura du mal à se faire prendre par l'ambiance. Depuis toujours, les stades de football sont des lieux où règne un minimum de liberté, des endroits de rassemblement, de folklore et d'ouverture pour la population. Accroître la surveillance muselerait les spectateurs".
Sur la question des débordements et des dégâts, ce supporter ultra tient à dédramatiser la situation en l'objectivant par les statistiques du hooliganisme en Suisse. Alors que le nombre de spectateurs est au plus haut, le nombre de personnes visées par des mesures à la suite d'un comportement violent lors d'une manifestation sportive est en baisse constante depuis plusieurs années. "Introduire une mesure aussi violente que les billets nominatifs reviendrait à remettre en cause toutes les dispositions prises par le passé, qui portent actuellement leurs fruits", indique ce supporter ultra.
Si le MAD devait lutter contre les violences faites par ses clients à l’extérieur de l'établissement, dans quelle mesure l’organisateur est responsable des personnes qui participent à ces événements?
"Après chaque incident, il est répété que les familles n’osent plus venir au stade avec les enfants. Cependant, chaque week-end, on en dénombre de plus en plus et proches des noyaux de supporters. Il y a un écart réel entre les discours des politiques et la réalité dans les stades."
Le MAD pas responsable des déboires du Flon
Pour cet ultra, filtrer les entrées et recaler des supporters n'écarte pas le danger potentiel. Il se déplacerait simplement d'un lieu privé, le stade, au domaine public. "La paradoxe du billet nominatif, c'est qu'il contraint l'enceinte du stade, alors que la majeure partie des incidents se déroulent en dehors." Pour étayer cet argument, ce supporter actif prend l'exemple d'une célèbre boîte de nuit lausannoise, un lieu propice aux échauffourées nocturnes. "Si le MAD devait lutter contre les violences faites par ses clients à l’extérieur de l'établissement, dans quelle mesure l’organisateur est responsable des personnes qui participent à ces événements?"
Sans anonymat, je risque des tensions avec des supporters attachés aux codes du milieu des ultras
La position des ultras est donc ferme et leur présence dans les stades représente une affluence non négligeable pour les clubs. En cas d'identification forcée, la stratégie est déjà concertée. "À Sion, le boycott avait été prononcé lors de l’introduction du billet nominatif de juillet à octobre 2021 dans les tribunes à domicile comme en extérieur. Cette position inflexible sera tenue par toutes les tribunes de supporters en Suisse en cas de nouvelles introductions."
La minorité silencieuse
Si cet avis est très répandu, il n’est pas partagé par tous. Mais clamer son opposition dans les gradins peut être dangereux. C'est le sentiment d'un fervent supporter d'Yverdon-Sport. Il connaît bien le milieu des ultras de l'équipe, mais ne s’y associe pas. Il se confie anonymement sur la question du billet nominatif. "Sans anonymat, je risque des tensions avec des supporters attachés aux codes du milieu des ultras."
Le billet nominatif pourrait inciter des personnes violentes à ne plus venir aux stades ou à prendre moins de risques. Le travail de la police serait beaucoup plus facile
Ce supporter ne se définit pas comme un ultra. "Je suis ultra fan d'Yverdon-Sport, mais je ne suis pas prêt à me battre ou à casser pour mon équipe. Ce qui prime, c'est le club et pas de casser. Les casseurs ne représentent pas la majorité mais c'est ce que le public retient." Pour lui, le mot "ultra" flirte avec celui de "hooligan". "La majorité des ultras ne font rien de mal mais la frontière est mince avec le hooliganisme."
Ce trentenaire est persuadé que la solution du billet nominatif atténuerait la violence. "Cela pourrait inciter des personnes violentes à ne plus venir au stade ou à prendre moins de risques. Il faut protéger les familles! Le travail de la police serait beaucoup plus facile. Le point négatif, c’est que la casse sera davantage présente en dehors des stades."
"Quelque chose à se reprocher"
Ce supporter yverdonnois sait que son avis va à contre-courant du milieu ultra. "Même s'ils se détestent entre eux, ils ont réussi à se mettre d'accord, mais sans donner de raison. Du coup, les gens vont se dire qu'ils ont forcément quelque chose à se reprocher. J’ai du mal à comprendre la logique."
Si les ultras boycottent un temps, ils finiront toujours logiquement par revenir, par amour du club
Sur la question du boycott comme menace dissuasive, ce fan yverdonnois s'y oppose également. "Je ne vais pas arrêter de suivre mon équipe à cause de mon nom sur un billet. Et si les ultras boycottent un temps, ils finiront toujours logiquement par revenir, par amour du club."
Ce fan d'Yverdon-Sport est cependant conscient de la nécessité des ultras pour mettre l'ambiance dans les stades. "Beaucoup de spectateurs viennent aussi pour le côté festif. C'est primordial. Il faut des chants, des fumigènes, ça fait partie du folklore, et ça les ultras l'ont compris. Ils sont conscients du poids qu’ils ont. Ils peuvent faire pression sur les décisions de la ligue ou des clubs."
Ce fervent supporter estime cependant que les ultras yverdonnois sont plus réfléchis. Il ne craint pas de les voir déshonorer leur club en Super League la saison prochaine.
Thibaut Clémence
Une relation ambiguë entre le club et "ses ultras" avec l'exemple du Virage Ouest
Pour son travail de mémoire, Margaux Jaton s'est longuement penchée sur "le supportérisme ultra", avec l'exemple du Virage Ouest, le groupe du mouvement ultra du Lausanne Hockey Club. Par ses entretiens, elle relève une "relation ambiguë entre le club et ses ultras". "Le Virage Ouest a évidemment besoin du club pour exister. Mais le club a aussi besoin sur un plan marketing de ses ultras. Ils mettent l'ambiance, ça fait de belles images".
Mais à force de s'investir dans un groupe, le club et les matches peuvent parfois, paradoxalement, passer au second plan. "L'aspect groupe représente la part la plus importante, souligne Margaux Jaton. Au-delà des matches, il y a l'aspect solidarité avant tout. L'occasion est favorable à la rencontre et au partage".
Il faut faire la distinction entre les ultras et les hooligans qui, eux, cherchent juste une occasion de se battre
Margaux Jaton, aujourd'hui diplômée de l'Université de Lausanne en management sportif, n'a pas axé ses recherches sur la violence des ultras. "C'est un cliché que l'on observe dans les médias. Si certains ne se cachent pas de dire que l'ambiance d'un groupe d'ultras est plus propice pour se battre, la violence n'est clairement pas une généralité".
Pour Margaux Jaton, personne du Virage Ouest qu'elle a pu observer ne prône la violence. "C'est une possibilité, mais seulement pour quelques-uns, aucunement une finalité. Il faut faire la distinction entre les ultras et les hooligans qui, eux, cherchent juste une occasion de se battre."