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Des journalistes suisses impliqués dans l’opération d’influence des Emirats arabes unis

Des journalistes suisses ont assisté Alp Services dans son opération d’espionnage pour le compte des Emirats arabes unis
Des journalistes suisses ont assisté Alp Services dans son opération d’espionnage pour le compte des Emirats arabes unis / Forum / 3 min. / le 10 juillet 2023
Des journalistes en Suisse et en Europe ont travaillé pour l’entreprise genevoise Alp Services, et ce dans le cadre de son opération d’influence pour les Emirats arabes unis. C’est ce qui ressort de documents obtenus par Mediapart et partagés avec le consortium de médias EIC, dont la RTS fait partie.

Ces documents, issus des révélations "Abu Dhabi secrets", montrent comment des journalistes ont participé, volontairement ou à leur insu, à la collecte de données et à des campagnes de dénigrement orchestrées par Alp Services.

Entre 2017 et au moins jusqu’en 2020, l’entreprise Alp Services, spécialisée dans le renseignement, a collecté des données et organisé des campagnes de désinformation contre des personnes ou des entités prétendument proches du Qatar ou de l’organisation des Frères musulmans. Une vaste opération d’influence en Suisse et en Europe commanditée par les Emirats arabes unis.

>> Plus de détails dans notre article : Une entreprise genevoise au cœur d’une vaste opération d’influence des Emirats arabes unis

Les documents au cœur de ces révélations montrent aussi comment, pour remplir cette mission émiratie, la société genevoise a collaboré avec des journalistes en Suisse et dans plusieurs pays européens.

Alp Services, le bon informateur

Au fil des ans et des affaires, le directeur d’Alp Services connaît de plus en plus de monde au sein des rédactions. Les journalistes viennent souvent frapper à sa porte; l’homme et son équipe seraient plutôt généreux en informations. Alp Services attend parfois en retour tel ou tel renseignement. Une collaboration sur le fil des règles déontologiques, mais que plusieurs journalistes, en contact avec le patron d’Alp Services, justifient au nom de la recherche d’informations d’intérêt général.

Cela étant, certains professionnels des médias semblent avoir dangereusement flirté avec la ligne rouge. Au point même de risquer la compromission ou l’instrumentalisation. Ils entretiennent avec le patron d’Alp Services une plus grande proximité, certains diraient même une connivence. Les contacts et les échanges d’informations sont quasi permanents. Parfois même, il est question de rémunération.

Contrat de travail avec Alp Services

C’est le cas de Stephan*, journaliste d’investigation alémanique. Il a longtemps signé des articles dans les quotidiens du groupe Tamedia. En 2019, il réclamait 3500 francs à Alp Services pour "des recherches et deux rapports", selon une copie de facture que la RTS a retrouvée dans les données d’Alp Services. D’ailleurs, un autre document de l’entreprise le présente une "source", et même un "sous-traitant" pour l’opération émiratie. Dans ce cadre, l’entreprise genevoise lui aurait aussi commandé une liste de personnes prétendument proches ou liées aux Frères musulmans en Suisse.

Contacté par l’EIC, Stephan refuse de dire s’il a bel et bien rédigé cette liste. En revanche, il confirme avoir écrit "entre 2018 et 2020 huit rapports pour Alp Services contre rémunération. Ils concernaient des islamistes et des présumés terroristes", précise le journaliste. "Mais je ne savais pas que mes recherches étaient destinées aux Emirats arabes unis", se défend-il. "Si j'avais su, je ne leur aurais pas livré mon travail".

Reste qu’à la même période, alors qu’il est payé par Alp, Stephan signe dans les journaux du groupe Tamedia un article sur une des cibles de la société genevoise, à savoir le directeur d’Islamic Relief, ONG humanitaire arabe ayant une antenne à Genève. A peine l’article publié, un employé d’Alp Services s’en réjouit auprès de sa source émiratie: "Bonne nouvelle, (…) l'article attendu sur le directeur d’Islamic Relief a enfin été publié aujourd’hui […] Il révèle des détails dévastateurs", peut-on lire dans un e-mail.

Alors Stephan a-t-il écrit ce papier sur commande? "Mon indépendance journalistique n’a jamais été compromise", assure le journaliste. "Les recherches effectuées pour Alp ont été menées de la même manière que mon travail journalistique et ont servi les enquêtes que j'ai réalisées".

A l’époque, il ne juge donc pas nécessaire d’informer Tamedia de son autre activité, ce qui est contraire aux règles internes de l’éditeur. Mais la rédaction ne regrette pas pour autant la publication de cet article: "Il révèle des informations d’intérêt général", se défend un porte-parole de Tamedia.

>> Regarder aussi le sujet du 19h30 :

Plusieurs journalistes suisses ont été approchés par une agence œuvrant pour les Emirats arabes unis
Plusieurs journalistes suisses ont été approchés par une agence œuvrant pour les Emirats arabes unis / 19h30 / 2 min. / le 10 juillet 2023

Le risque d’instrumentalisation

Plus proche de chez nous, en Suisse romande, un autre journaliste d’investigation semble avoir dangereusement flirté avec la ligne rouge. Ainsi, Pascal* connaît le directeur d’Alp Services depuis une vingtaine d’années et c’est l'une de ses sources sur nombre de sujets. Les deux hommes se voient régulièrement, dînent ensemble, parfois dans des restaurants ultra chics. Selon un bon connaisseur de l’entreprise, c’est souvent le patron d’Alp Services qui régale.

En 2018, Pascal* signe dans journal Le Temps un article qui pointe du doigt certaines sources de financement problématiques et des liens douteux de Nicolas Blancho, le président du Conseil central islamique suisse. L’article jette aussi le même genre de soupçons sur Lord Energy, une entreprise tessinoise. Elle financerait l’organisation des Frères musulmans. Puis un an plus tard, dans les titres de Tamedia, Pascal* s’intéresse à l’achat d’une luxueuse propriété genevoise par un ministre qatari. Toutes ces personnes sont en fait au cœur de l’opération de renseignement et d’influence orchestrée par Alp Services.

Comme l’attestent plusieurs documents internes, les employés d’Alp Services sont au courant du contenu des deux articles avant même leur publication. "Son article devrait être sur les FM [Frères musulmans] et brièvement mentionner l’entreprise LE [Lord Energy], comme première attaque", peut-on lire dans un email en 2018. Quant à l’article de 2019 sur la propriété genevoise du dignitaire qatari, c’est même Alp Services qui met Pascal sur la piste, et qui lui fournit plusieurs documents. Dans un rapport, Alp Services va jusqu’à se féliciter d’avoir fait publier ce papier.

Interrogé par l’EIC sur sa relation avec Alp Services, Pascal explique avoir "échangé des informations sur différents sujets, sans rétribution d’aucune sorte. J’ignorais que [Alp Services] travaillait pour le gouvernement des Émirats arabes unis", insiste-t-il. Tout en reconnaissant que "le risque de se faire manipuler par ces sources 'partiales' existe. Mais sans elles, de nombreuses informations d’intérêt public ne seraient jamais publiées", poursuit encore Pascal. La rédaction du Temps n’a pas souhaité s’exprimer sur l’article publié en 2018.

Séduire les journalistes

Ces deux cas suisses ne sont de loin pas isolés. Partout en Europe, Alp Services a joué de ses contacts et de sa proximité avec certains journalistes pour exercer son influence et servir son opération émiratie. En France, dans les hebdomadaires Le Point et Valeurs actuelles. En Grande Bretagne, au Times. En Espagne, OK Diario. Et la liste est encore longue. Dans des réponses écrites à l’EIC, certains des journalistes impliqués ont catégoriquement nié tout rapport avec Alp Services.

L’entreprise genevoise ne se contente pas de ses bons contacts au sein des rédactions. Pour ses campagnes de désinformation, elle organise des envois d’e-mails à plus large échelle, auprès de journalistes qu’elle ne connaît pas. Par exemple, pour sa mission de dénigrement contre Nicolas Blancho, Alp Services, caché derrière une fausse identité, va envoyer un e-mail à plus d’une dizaine de journalistes en Suisse. Y compris à l’auteur de ces lignes.

Nous sommes alors en plein dans le procès de Nicolas Blancho pour propagande terroriste, un procès qui le verra condamner. Le timing de l’e-mail est parfait. Son contenu, certes quelque peu orienté, est plutôt intéressant: on y trouve des noms, des liens vers différentes entreprises établies en Suisse, un autre lien vers un article de presse, le tout pour prouver l’opacité et même la dangerosité des sources de financement et des activités de Nicolas Blancho.

La RTS a tenté d'entrer en contact avec le mystérieux auteur du mail. Par discrétion, ce dernier a refusé d'en parler au téléphone ou d'organiser une rencontre. La RTS n'a donc pas exploité les éléments de ce courrier. Impossible de savoir aujourd’hui si cet arrosage médiatique a porté ses fruits.

Alp Services et son directeur n’ont pas voulu répondre aux sollicitations de la RTS sur leurs relations avec les médias. Les avocats de l’entreprise estiment que nos révélations reposent sur des postulats erronés et des divagations. Les Emirats arabes unis n’ont quant à eux pas répondu à nos sollicitations.

Marc Menichini

*prénom d’emprunt

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