J’entends que les personnes toxicomanes sont des personnes qui souffrent. Je l’entends, mais mon gamin qui a 11 ans et qui voit ce spectacle tous les jours, qui l’entend?
La photo illustre une scène de vie quotidienne du quartier de la Riponne à Lausanne, mais elle aurait aussi pu être prise aux Pâquis à Genève ou dans certaines grandes villes alémaniques.
Depuis le Covid, la consommation de drogue augmente dans nos centres-villes et fait resurgir le spectre des scènes ouvertes des années 1980 et 1990.
Un dispositif renforcé à Lausanne
Pour faire face, la Municipalité de Lausanne va ouvrir un nouvel espace de consommation sécurisé à la Riponne dès cet automne. Depuis août, une équipe sociale de rue y est présente, en collaboration avec la police municipale. Les liens avec les associations se sont renforcés notamment pour des petits boulots avec les personnes toxicodépendantes, avec pour objectif de pouvoir vivre ensemble.
On voit qu’il y a un certain public qu'on n'arrive pas à toucher. Ce sont les personnes qui consomment dans l’espace public et notamment dans les WC de la Riponne et des quartiers alentours. Et on a souhaité renforcer le dispositif de réduction des risques pour toucher ces personnes.
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Un débat centré sur le deal de rue
Ces dernières années, dans la capitale vaudoise, le débat s’était cristallisé autour du deal de rue plutôt que sur les problèmes liés à la consommation. A la suite d’un coup de gueule très médiatisé du réalisateur Fernand Melgar, la Municipalité avait pris des mesures qui avaient réduit le deal de 93%.
"On salue ce succès. Mettre des policiers à des endroits chauds, ça fonctionne", se félicitait le conseiller municipal Pierre-Antoine Hildbrand dans le 12h45 du 12 juin 2019. "Maintenant, tant qu’il y aura des vendeurs et des consommateurs, une partie de la consommation continuera à se faire. Mais aujourd'hui, les espaces publics sont réappropriés par toutes et tous. Les commerçants sont satisfaits, les habitants aussi".
Deux ans plus tard, l’Etat de Vaud annonçait vouloir étoffer les effectifs de police et éloigner les dealers grâce des interdictions de périmètre. Cette solution ne fait toutefois que déplacer le problème, selon les professionnels de l’addiction.
Genève face au crack
A Genève, la consommation de crack a doublé jusqu'à se déplacer dans des cours d’école. Cette crise sanitaire est difficile à gérer. Depuis juillet, l’espace de consommation sécurisé Quai 9 n'accueille plus, en journée, la consommation du crack, pour assurer la sécurité du lieu. Celles et ceux qui en consomment peuvent continuer à y trouver soutien, matériel et soins. La consommation de crack y reste autorisée le soir et la nuit quand le SleepIn est ouvert.
Le directeur de Quai 9 Thomas Herquel appelait dans le 19h30 du 8 juillet 2023 à une prise en charge globale. "Nous, à notre échelle, ce que l’on peut faire c’est peut-être aller travailler plus dehors, c’est peut-être mettre un local dédié en place", expliquait-il. "Mais ça ne suffira pas, il va vraiment falloir que l’on mette en place une politique plus globale pour prendre ça en compte."
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La politique fédérale des quatre piliers
La Suisse est pourtant dotée d'une politique globale et pionnière depuis 35 ans. Celle-ci est basée sur quatre piliers: prévention, thérapie, gestion des risques et répression.
Elle est née à la suite du drame sanitaire des scènes ouvertes de la drogue à Zurich, au Platzspitz puis au Letten, où 80% des personnes toxicomanes étaient aussi séropositives.
A Zurich, il y a quand même beaucoup de gens qui ont tout d’un coup pris conscience du problème de ces jeunes qui crèvent à 2000 mètres de la Banhofstrasse
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Mise en place au début des années 1990, la politique des quatre piliers a eu pour effet de réduire le nombre de décès liés à la drogue, de faire baisser la criminalité, d'améliorer la santé des personnes toxicodépendantes et de faire disparaître les scènes ouvertes.
"J’avais un joli slogan quand j’étais aux affaires: le seul bon toxicomane est un toxicomane vivant. Parce que s’il est mort, on ne peut plus rien faire", déclarait l'ancienne conseillère fédérale Ruth Dreifuss, qui incarnait cette politique des quatre piliers.
"Donc, il faut les garder en vie et les garder en vie, c’est aussi les inciter ensuite à prendre mieux soin d’eux", affirmait-elle dans Temps Présent en avril 2014.
En 1994, la Suisse, pionnière une nouvelle fois, autorise la distribution d’héroïne et de méthadone, ce qui réduit la transmission de maladies, le risque d’overdose et permet aux personnes dépendantes de vivre une vie presque normale.
"Moi, ce qui m’importe, c’est de savoir si quelqu'un a besoin d’une béquille pour apprendre à marcher ou réapprendre à marcher et pour moi ces traitements de substitution c’est ça", argumentait Ruth Dreifuss lors d'une rencontre publique relatée dans le journal du 24 novembre 1995.
Et maintenant?
Au niveau européen, l'offre de drogues atteint un niveau sans précédent "avec des produits de plus en plus synthétiques ou coupés avec des produits qui sont plus nocifs pour la santé et qui touchent de plus en plus de monde", affirmait Camille Robert, co-secrétaire générale du GREA, dans l'émission Forum du 2 juillet 2023.
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Pour faire face à cette situation qui fait penser aux scènes des années 1990, certaines voix s’élèvent pour renforcer le pilier répressif. Pour Camille Robert, c’est plutôt celui de la réduction des risques qu'il faut renforcer.
"Si Quai 9 doit, pendant une période, fermer ses portes aux consommateurs de crack, c’est bien parce que l’espace est trop petit", estime-t-elle. "On n’a pas les moyens, le personnel est sous pression, donc il faudrait plus d’outils et plus de moyens pour la diminution des risques et à terme, poser la question de la régulation des substances illégales".
Et pour Addiction Suisse, l’une des solutions est aussi de renforcer les collaborations sur les terrain. "Chez les consommateurs de drogues et même chez les vendeurs de drogues, il y a du civisme aussi. Vous pouvez aussi travailler avec ça, ça se fait très peu jusqu’ici ", déclarait Frank Zobel, d’Addiction Suisse, dans la Matinale du 25 août 2023.
Et vous dans tout ça?
Une meilleure prise en charge de la santé et du bien-être des personnes dépendantes représente aussi un environnement plus sûr et plus sain pour la population dans son entier.
Des quatre piliers, celui de la prévention peut encore être renforcé, selon le dernier rapport fédéral à ce sujet, en particulier auprès des jeunes dont la santé mentale a été mise à mal par le Covid.
Si vous vous questionnez sur votre consommation ou celle de l’un de vos proches, le site SafeZone vous permet de la tester. Pour les plus jeunes les sites Ciao et On t'écoute répondent à vos questions. Le site d'Addiction Suisse permet également de trouver de l'aide et des conseils.
Claire Burgy