Le documentaire "Addictions" du Neuchâtelois Jacques Matthey nous replonge dans cette époque pour comprendre comment policiers, travailleurs sociaux, soignants et politiciens ont dû innover pour venir à bout des scènes ouvertes de la drogue - soit la consommation à ciel ouvert de centaines de personnes, principalement en Suisse alémanique -, pour faire chuter le nombre de décès par overdose et stopper la propagation du virus du sida.
"Addictions" est disponible sur Play Suisse jusqu'au 10 février 2024
Il y avait urgence à trouver une solution [...] Il y avait donc une disponibilité à accepter des changements qui n’avaient pas été possibles avant.
A l’époque, la drogue est une des préoccupations majeures de la population. Les images de toxicomanes qui se piquent en nombre à Zurich font le tour du monde. Des centaines de personnes, souvent jeunes, meurent d’overdose et le sida se propage à cause du partage des seringues.
En 1993, Ruth Dreifuss entre en fonction comme ministre de l’Intérieur. "Il y avait urgence à trouver une solution et nous étions dans l’incapacité de faire face à une situation d’une telle ampleur. Il y avait donc une disponibilité à accepter des changements qui n’avaient pas été possibles avant", rappelle Ruth Dreifuss dans le documentaire "Addictions".
Ruth Dreifuss a montré une ouverture aux professionnels spécialisés et favorisé leurs échanges dans tous les cantons.
A ce moment-là, la politique des drogues en Suisse s'appuyait sur trois piliers: la répression, la thérapie visant l’abstinence et la prévention. La ministre instaure alors le dialogue et la collaboration entre les différents services, notamment entre policiers et travailleurs sociaux. "Ruth Dreifuss a montré une ouverture aux professionnels spécialisés, favorisé leurs échanges, multiplié les visites sur le terrain et maintenu des contacts réguliers avec les cantons", explique Philippe Lehmann, chef de la section "Drogues" à l’Office fédéral de la santé publique.
Pour tenter de répondre à la problématique des scènes ouvertes, des projets pilotes sont mis en place. Les consommateurs sont autorisés à consommer la drogue achetée dans la rue dans des centres d’injection contrôlés où des seringues propres sont distribuées. C’est la mise en place du 4ème pilier: la réduction des risques et des dommages et l’amélioration des conditions de vie des consommateurs de drogue.
Devenu invisible aux yeux du public, le fond du problème n'a jamais disparu
La fin de cette crise et la quasi-disparition des scènes ouvertes de la drogue en Suisse ont été un succès. Mais le fait que la consommation soit devenue invisible aux yeux du public a paradoxalement contribué à endormir la vigilance des politiciens et des autorités face à un problème qui, s'il ne fait plus de dégâts aussi spectaculaires qu'à l'époque, n'a jamais disparu.
Au contraire: la consommation de drogues est à la hausse, en Suisse comme en Europe. Selon l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT), celles-ci n’ont jamais été aussi accessibles qu’aujourd’hui.
Cannabis et cocaïne: les deux substances illégales les plus consommées en Suisse
Dans les villes suisses, la consommation de cocaïne et d'ecstasy est bien supérieure à la moyenne européenne. Le cannabis est répandu dans toutes les eaux usées testées en Europe, mais c’est à Genève que l’on a trouvé la plus grande preuve de sa consommation, selon l’étude publiée par la société d’analyse des eaux usées SCORE Group, en collaboration avec l’OEDT.
"On a tellement dit que la Suisse avait été pionnière dans le domaine qu’on a l’impression que maintenant on peut se reposer sur nos lauriers: ce n’est pas le cas", avertit Ruth Dreifuss dans le documentaire "Addictions". "La Suisse est un pays riche et donc intéressant pour le trafic international. Ce n’est pas un pays où la violence règne et le business préfère avoir un environnement paisible pour prospérer. Les gens ici ne sont pas conscients qu'avec la prohibition des drogues, on a laissé se développer un monstre."
On devrait faire un pas de plus et discuter le problème de la prohibition en tant que tel. Personne n'est en train de dire qu’il faut tout libéraliser, attention. On parle de réglementer le marché.
Un point de vue partagé dans le documentaire par l’ancien procureur tessinois Dick Marty, qui a longtemps lutté contre le trafic international de stupéfiants: "On ne peut plus laisser ce marché en mains criminelles. On devrait faire un pas de plus et discuter le problème de la prohibition en tant que tel. Personne n'est en train de dire qu’il faut tout libéraliser, attention. On parle de réglementer le marché. Le marché existera de toute façon. Alors, est-ce qu’on veut un marché noir avec tout ce que cela implique ou le combattre en créant un marché contrôlé? Ce n’est pas facile, je l’admets, on n’a pas de solution miracle dans ce domaine. Mais ce que je sais, c’est qu’il y a des grands criminels qui continuent de s'enrichir."
Le virus de la corruption
Pour Dick Marty, le danger le plus important vient de la corruption engendrée par le trafic de drogue: "Quand vous avez énormément d’argent, vous mettez en action la corruption. Aujourd’hui encore, on doit trouver une stratégie pour toutes ces substances. Les produits qui créent des effets psychotropes et de la dépendance ont toujours existé. Le problème, c’est de savoir vivre avec."
La réalité du terrain
Le documentaire "Addictions" nous rappelle que les grandes avancées de l’époque ont été réalisées grâce à la mise en place de projets pilotes adaptés au terrain. Ces expériences documentées scientifiquement ont été inscrites dans la loi uniquement au moment où preuve a été faite que la situation s'améliorait. Cette politique des petits pas, calée sur la réalité du terrain, a permis la sortie de crise.
Mais le film de Jacques Matthey a surtout le mérite de rappeler qu'à l'époque, la gravité de la situation avait fini par mettre tout le monde d'accord sur un point: les réponses simplistes et la récupération politique ne menaient nulle part.
Muriel Reichenbach, Les Documentaires RTS
>> Sur ce sujet, voire également la : série de fiction "Les indociles"
Davantage de précarité, de stress et de drogues
"Ultra-disponibilité des produits, précarité croissante et crise de la santé mentale: le cocktail peut devenir explosif si des moyens et des actions ne sont pas déployés dans le domaine de la santé mais aussi de l’insertion sociale et du logement", observe Camille Robert, co-secrétaire du Groupement romand d’Etudes des addictions. "Nous sommes en période de crise et la tentation d’appliquer des politiques d’austérité pourrait bien nous coûter cher, à moyen terme."
La précarisation, source de stress
La précarisation croissante de la population est un facteur à ne pas sous-estimer dans l’augmentation de la consommation de substances. Les personnes déjà dans des situations de vulnérabilité subissent la crise de plein fouet. "La précarisation génère un stress important que la consommation de substances viendra temporairement soulager", constate Camille Robert.
Selon une étude PwC parue en juillet 2023, un quart des Suisses cumulent deux emplois. Principalement parce qu’un seul salaire ne suffit pas à payer toutes les factures.
Les substances peuvent être un refuge ou une aide pour souffler dans une société qui va de plus en plus vite. Toutes les tranches d’âges sont concernées et le phénomène est particulièrement préoccupant chez les jeunes.
Camille Robert ajoute que "partout en Suisse, les services psychiatriques et psychothérapeutiques sont débordés. Il en est de même pour les services addictologiques. En Suisse romande, il faut patienter plusieurs mois pour un premier rendez-vous. Et le temps qui s’écoule entre la demande et le début du suivi permet à une consommation problématique de se transformer en addiction bien installée".
https://www.safezone.ch/fr/ : conseils et échanges avec des professionnels par chat ou mail
https://fr.know-drugs.ch/ : information sur les substances, leurs risques, les mélanges, conseils de réduction des risques
https://sos-jeu.ch/ : le site des cantons romands sur l’addiction aux jeux d’argent
https://www.stop-alcool.ch/fr/ aides et conseils pour les consommateurs et consommatrices d’alcool et leurs proches.