Petits arrangements, déceptions et affaires de famille: la valse des badges au Palais fédéral
Lors de la première session qui suit les élections, c’est toujours la valse des badges au Parlement. Chaque élu a en effet le droit de donner un accès au Palais fédéral à deux personnes de son choix. Ces sésames, qui permettent un accès direct aux 246 parlementaires, sont très prisés par les lobbyistes de tous bords, organisations économiques, entreprises, syndicats ou autres associations environnementales.
Au début de cette législature, quelque 60 personnes ont perdu leur carte d’accès, victimes pour la plupart du départ ou de la non-réélection de leur "parrain" ou de leur "marraine", tandis qu’une quinzaine d’autres ont réussi à trouver un nouveau sponsor. Certains lobbies disposaient de plusieurs badges et ne font pas grand cas de la perte de l'un de ceux-ci. Quant aux autres, ils peuvent encore espérer obtenir un laissez-passer auprès des nombreux nouveaux élus qui hésitent encore.
Si je donne un badge, c’est que j’ai confiance en la personne et que j’estime qu’elle peut être utile
L’UDC Nicolas Kolly est l’une de ces 57 personnes fraîchement élues à Berne. A son arrivée sous la Coupole fédérale, il dit avoir été "surpris par la fourmilière" qui s’agite autour des parlementaires. Il reconnaît avoir déjà eu des discussions avec les milieux dont il est proche, "les milieux agricoles et ceux de l’électricité", mais n’a accordé ses faveurs à personne pour le moment. "Si je donne un badge, c’est que j’ai confiance en la personne et que j’estime qu’elle peut être utile", souligne le Fribourgeois, sans exclure de ne pas user de son droit.
Prendre son temps pour faire le bon choix
Comme Nicolas Kolly et bon nombre d’autres novices au Parlement, la Genevoise Estelle Revaz n’a pas non plus donné de carte d’accès jusqu'à présent. La socialiste a pourtant été largement courtisée, indique-t-elle. "Avant de me décider, j’attends de rencontrer ces personnes, de pouvoir discuter avec elles, de connaître leurs intentions, leurs méthodes aussi", précise-t-elle, ne cachant pas ses craintes quant à certains aspects du lobbyisme parlementaire.
D’autres parlementaires néophytes ont déjà fait leur choix. C’est notamment le cas de la Fribourgeoise Nadine Gobet. En tant que directrice d’une organisation patronale, la conseillère nationale PLR a décidé d’attribuer un sésame au secrétaire général de la Fédération des entreprises romandes (FER). "Cela fait du sens parce que je défends l’économie en général, les PME, et que j’ai des relations de longue date avec la FER", note celle qui a repris le siège de son camarade de parti Jacques Bourgeois.
Moins de place pour les lobbyistes de l'écologie
Inlassable défenseur des paysans, ce dernier a décidé de ne pas rempiler pour un cinquième mandat. La directrice de la Fédération suisse des vignerons, qui profitait de son badge, en a fait les frais et est désormais privée de l’accès direct aux coulisses du pouvoir législatif. Mais elle n’est pas la seule. Des dizaines d’autres entités sont concernées, à l'instar de Pink Cross, Suisseculture, l’Union des banques cantonales suisses ou encore la société électrique de la Ville de Zurich.
Les milieux écologistes sont particulièrement touchés. L’organisation paysanne Uniterre bénéficiait d’une accréditation octroyée à sa secrétaire Katharina Schatton par la Verte vaudoise Valentine Python, qui n’a pas été réélue. Au-delà de la perte de son sésame, le principal dommage est d’ordre politique, confie-t-elle: les deux élues écologistes qui co-présidaient le groupe interparlementaire souveraineté alimentaire n’ont pas été reconduites par le peuple, menaçant l’existence même de cet organe qui regroupait des élus de presque tous les partis.
La non-réélection des deux co-présidentes de l'intergroupe parlementaire souveraineté alimentaire est nettement plus grave que la perte de notre badge
Malgré la déconvenue électorale, certains lobbyistes proches des Vert-e-s ont, eux, pu conserver leur accès en trouvant un nouveau soutien. C’est le cas d’un représentant de Greenpeace jusqu’à présent chaperonné par la Vaudoise Adèle Thorens Goumaz et qui a été "sauvé" par le conseiller national Fabien Fivaz. "C’est le fruit d’une décision collective au sein du groupe parlementaire", explique le conseiller national neuchâtelois. Floriane Kaiser, de l’Initiative des Alpes, a elle aussi réussi à obtenir un nouveau badge en faisant appel à l'écologiste valaisan Christophe Clivaz, membre du comité de cette association.
Activer son réseau pour trouver une nouvelle carte
Cette situation n’est pas propre aux Vert-e-s et se retrouve dans tous les partis. Patrick Eperon, actuel directeur de l’Association suisse des professionnels de la route et des transports (VSS), dispose d’un accès au Parlement depuis une vingtaine d’années, toujours attribué par des élus UDC. A l’automne, après que sa "marraine" a souhaité donner son badge à quelqu’un d’autre, il a pris contact avec Manfred Bühler. "Nous nous connaissons depuis longtemps et nous nous apprécions mutuellement", indique-t-il. Dès sa réélection assurée, l’UDC bernois lui a confirmé son soutien.
Finalement, quelques dizaines de lobbies ont perdu totalement leur droit d’entrer librement au Palais fédéral. Les autres ont pu, d’une manière ou d’une autre, conserver au moins un missionnaire auprès des parlementaires. D’ailleurs, les principaux groupes d’intérêts - entreprises, associations économiques, syndicats ou mouvements environnementaux - sont déjà représentés par les élus eux-mêmes, qui siègent dans leurs instances dirigeantes ou sont au bénéfice d’un mandat rémunéré. Des intérêts qui doivent être annoncés et qui sont consignés dans un registre.
>> Consulter le registre des intérêts des membres du Conseil national et du Conseil des Etats
Un système qui peut mettre mal à l'aise
Reste que les lobbyistes ne sont pas les seuls à profiter des largesses des parlementaires. Arrivée à Berne en février 2018, au milieu d’une législature, la Vaudoise Brigitte Crottaz avait accepté de ne pas révoquer les badges offerts par son prédécesseur. Une situation qui a perduré jusqu’à sa réélection en octobre dernier. La socialiste a alors décidé de rebattre les cartes et d’accorder désormais l’accès à deux autres personnes: sa collaboratrice personnelle et son compagnon.
Je ne souhaite plus forcément être assimilée à des lobbies, même si ceux-ci sont vertueux ou conformes à mes idées
Nombreux sont les parlementaires à faire le même choix. Pour certains élus, il s’agit aussi de se distancer d’un système qu’ils réprouvent ou qui les met mal à l’aise, voire les embarrasse. "Durant près de six ans, deux représentants d’organisations ont pu entrer au Parlement grâce à moi. Aujourd’hui, je ne souhaite plus forcément être assimilée à des lobbies, même si ceux-ci sont vertueux ou conformes à mes idées", déclare Brigitte Crottaz.
La famille plutôt que les lobbies
Pour d’autres parlementaires, il s’agit davantage d’une question de logique, voire de confort personnel. C’est le cas de la vice-présidente de l’UDC Céline Amaudruz. Jeune maman, elle a décidé de donner une carte d’accès à son époux "pour des raisons logistiques". "Ca lui permet d’entrer facilement, souvent avec notre fille. C’est plus pratique que de devoir faire la queue à l’entrée du Palais fédéral", note la conseillère nationale genevoise.
Nouvellement arrivée sur la scène fédérale, la centriste vaudoise Isabelle Chappuis a elle aussi privilégié la famille. Tandis que son collaborateur personnel héritera du premier badge, le deuxième ira à celui qu’elle appelle son "sparring partner", à savoir son époux: "Il s’intéresse beaucoup à la politique, depuis toujours. Accessoirement, il représente aussi les médecins vaudois. Cela me permet d’avoir accès à toutes les informations en ce qui concerne la santé, qui est un très gros dossier actuellement."
De quoi allier l’utile à l’agréable, en quelque sorte. Comme quoi le système de milice helvétique, ce n’est pas que des lobbies qui s’agitent en coulisse…
Didier Kottelat et Michael Maccabez