Vanessa Springora, Sarah Jollien-Fardel ou Philippe Besson: les livres font-ils la loi? [AFP/KEYSTONE]
Publié Modifié

"Le consentement", "Impunité", "Sa préférée"... Les livres font-ils la loi?

- Les livres font-ils la loi? Depuis le mouvement #MeToo, de nombreuses autrices et auteurs ont pris la plume pour dénoncer des atteintes à l'intégrité sexuelle et les limites de leur traitement judiciaire.

- Ces livres ont marqué l'opinion en France, allant parfois jusqu'à provoquer des modifications de loi. En Suisse, ils résonnent avec l'actualité et sont utilisés pour la formation des femmes et hommes de loi.

- Consentement, féminicide, inceste, viol... l'émission de la RTS Forum propose une série d'entretiens qui montrent comment la littérature post-#MeToo traduit l'évolution des mentalités depuis 2017, tout en questionnant la justice.

- Dans chaque épisode, l'autrice ou l'auteur raconte la réception de son livre par le public et son espoir de voir la société se transformer. Loïc Parein, avocat et spécialiste en droit pénal, explique ensuite ce que l'ouvrage dit du fonctionnement des tribunaux et l'évolution du droit en matière d'intégrité sexuelle.

Série signée par Esther Coquoz et réalisée par Sylvain Michel et Yannis Bordas

Jingle: Sophie Daout

Adaptation web: Valentin Jordil

Épisode 1 - "Le consentement" de Vanessa Springora

La notion de consentement

Le livre de Vanessa Springora "Le consentement", sorti en janvier 2020 aux Editions Grasset, a provoqué une véritable onde de choc dans la société française.

L'auteure raconte la façon dont, à l'âge de 14 ans, elle a été séduite par un écrivain célèbre de 50 ans. Son récit décrit l'impact destructeur de cette liaison sur sa vie d'adolescente dans les années 1980 et la difficulté de sortir de l'emprise de cet homme pour recouvrer sa liberté et sa dignité.

Vanessa Springora ne s'attendait pas au succès retentissant de son livre, devenu l'étendard de la jeune génération contre les violences sexuelles, dit-elle à la RTS. "Le consentement" a provoqué une modification de la législation sur la protection des mineurs. En France, on ne peut plus invoquer le consentement d'un mineur de moins de 15 ans pour justifier des rapports sexuels.

Vanessa Springora était en décembre dernier au théâtre de l'Octogone à Pully (VD) où était jouée la pièce adaptée de son roman "Le consentement". [RTS]
Vanessa Springora était en décembre dernier au théâtre de l'Octogone à Pully (VD) où était jouée la pièce adaptée de son roman "Le consentement". [RTS]

En Suisse, les relations sexuelles entre un adulte et une adolescente de moins de 16 ans sont pénalement répréhensibles.

Selon Loïc Parein, avocat et spécialiste en droit pénal, la réforme du droit pénal helvétique a été rattrapé par la vague #MeToo. Alors que ce n'était pas du tout envisagé, l'infraction de viol a été revisitée par le Parlement en 2023 avec, à la clé, une modification importante de la loi.

Lors de rapports intimes, l'insistance face à un refus pourra désormais être punissable même sans contrainte et l'état potentiel de sidération d'une victime de viol devra être pris en compte.

"Le consentement" de Vanessa Springora
"Le consentement" de Vanessa Springora / L'actu en vidéo / 12 min. / le 12 janvier 2024

Épisode 2 - "Ceci n'est pas un fait divers" de Philippe Besson

Le féminicide

"Ceci n'est pas un fait divers", paru en 2023 aux Editions Julliard, plonge ses lecteurs dans l'horreur vécue par un frère et une sœur, confrontés à l'assassinat de leur mère par leur père.

On découvre les conséquences d'un féminicide à travers les yeux des enfants de la victime: l'assassinat, qui a lieu presque sous les yeux de l'adolescente de 12 ans, la confrontation avec la police et les besoins de l'enquête, l'arrestation du père suivi de son procès.

Philippe Besson. [AFP - JOEL SAGET]
Philippe Besson. [AFP - JOEL SAGET]

Interrogé par la RTS, l'écrivain Philippe Besson explique son choix: le féminicide est un phénomène de société, qui, dans la très grande majorité des cas, n'a rien à voir avec un crime passionnel. D'ailleurs, ce livre a particulièrement séduit les femmes de la jeune génération, qui l'utilisent comme un outil de combat pour revendiquer l'intégration du terme de féminicide dans l'ordre juridique.

Ce débat a aussi lieu en Suisse, où une femme meurt toutes les deux semaines sous les coups de son conjoint ou de son ex-conjoint. Loïc Parein, avocat spécialisé en droit pénal, explique pourquoi l'infraction de féminicide n'existe pas nommément dans le code pénal, tout en rappelant les moyens à disposition des juges pour réprimer un tel crime.

"Ceci n'est pas un fait divers" de Philippe Besson
"Ceci n'est pas un fait divers" de Philippe Besson / L'actu en vidéo / 12 min. / le 11 janvier 2024

Épisode 3 - "Sa préférée" de Sarah Jollien-Fardel

L'inceste

Le titre du roman de Sarah Jollien-Fardel est trompeur: "Sa préférée", sorti en 2022 aux Editions Sabine Wespieser et nominé au Goncourt.

A travers le regard de Jeanne, la narratrice, la fille d'un père brutal et pervers, le livre raconte des enfances brisées par les coups et l'inceste. La sœur de Jeanne, abusée sexuellement par leur père, finit par se suicider. Devenue adulte, Jeanne tente de se reconstruire, à Lausanne.

Pour ce premier roman, Sarah Jollien-Fardel a reçu le prix Goncourt des prisonniers de France. Elle raconte, sur les ondes de la RTS, que beaucoup d'hommes se sont reconnus dans les violences subies par les personnages de son livre. Elle espère qu'il incitera plus de victimes d'inceste à parler, et fera changer la honte de camp, une honte qui doit peser sur les abuseurs plutôt que sur les abusés.

Sarah Jollien-Fardel. [RTS]
Sarah Jollien-Fardel. [RTS]

Le mécanisme de l'inceste est parfaitement résumé par le titre du livre, estime pour sa part Loïc Parein, puisque l'agresseur rend la victime responsable de ses actes par l'affection qu'elle suscite chez lui et l'enferme ainsi dans le silence.

Ce spécialiste en droit pénal rappelle qu'une petite partie seulement des délits sexuels intra-familiaux finissent devant les tribunaux, à cause du tabou qui pèse encore sur les victimes. Il rappelle aussi que l'inceste, même entre personnes adultes et consentantes, reste pénalement répréhensible en droit suisse.

"Sa préférée" de Sarah Jollien-Fardel
"Sa préférée" de Sarah Jollien-Fardel / L'actu en vidéo / 11 min. / le 11 janvier 2024

Épisode 4 - "Les choses humaines" de Karine Tuil

La difficulté de juger les affaires de viol

Pour son livre "Les choses humaines", sorti en 2019 chez Gallimard, Karine Tuil s'est inspirée d'un fait réel qui s'est passé à l'Université de Stanford, aux Etats-Unis.

Elle raconte l'histoire d'Alexandre, un étudiant de 22 ans, qui au cours d'une soirée arrosée, a une relation sexuelle avec Mila, la fille du compagnon de sa mère. Le lendemain, Mila dépose plainte pour viol. L'affaire finit au tribunal.

Karine Tuil a voulu placer le lecteur en position de juré, pour qu'il se mette autant à la place de la victime que de celle de l'accusé, ainsi que de leurs proches.

Esther Coquoz et Karine Tuil (à droite). [RTS]
Esther Coquoz et Karine Tuil (à droite). [RTS]

A la RTS, elle raconte les débats suscités par son livre, qui a reçu le prix Goncourt des lycéens. L'objectif de Karine Tuil était de ramener de la nuance dans le débat en rendant le public sensible à la difficulté de juger les affaires de mœurs, particulièrement en pleine vague #MeToo.

"Les choses humaines" est aussi lu dans un séminaire de droit pénal et de littérature, animé par Loïc Parein, à l'Université de Lausanne. Il s'appuie sur la littérature pour développer des compétences humaines, telles que l'empathie, chez les futurs juges et avocats, ainsi que leur capacité à appréhender juridiquement des situations complexes.

Selon Loïc Parein, la lecture des "Choses humaines" permet de court-circuiter les a priori que pourraient avoir des étudiantes ou étudiants sur la simplicité de juger des affaires de viol, surtout quand il n'y a pas de preuve matérielle et que c'est la parole de l'un contre la parole de l'autre.

"Les choses humaines" de Karine Tuil
"Les choses humaines" de Karine Tuil / L'actu en vidéo / 12 min. / le 12 janvier 2024

Épisode 5 - "Impunité" d'Hélène Devynck

La parole des victimes

"Impunité" est un livre militant. Sorti en automne 2022 aux éditions du Seuil, il dénonce l'impunité dont bénéficie Patrick Poivre d'Arvor, alias "PPDA". L'ancien présentateur vedette du 20h00 de TF1 a été accusé par vingt-trois femmes d'agressions sexuelles ou de viols.

L'autrice et narratrice, Hélène Devynck, est l'une d'entre elles. Malgré 23 dépôts de plaintes, l'affaire a été dans la quasi-totalité des cas classée en 2021, principalement pour cause de prescription.

Cette affaire vient de connaître un rebondissement judiciaire. Le parquet de Nanterre vient d’ouvrir cinq nouvelles informations judiciaires pour viols et viols aggravés. Hélène Devynck figure parmi les plaignantes.

"Jusqu'à présent, on avait l'impression qu'après avoir témoigné, porté plainte, on nous avait claqué la porte au nez. Cette fois, on ne nous claque pas la porte au nez" a déclaré la journaliste, mercredi à l’AFP.

 Patrick Poivre d’Arvor reste présumé innocent.

Hélène Devynck raconte les difficultés rencontrées par les victimes de viol, surtout quand elles portent plainte contre un homme célèbre. Elle dénonce les soupçons qui pèsent toujours sur les femmes qui osent parler des abus qu'elles ont subis.

Hélène Devynck, autrice d'"Impunité". [RTS]
Hélène Devynck, autrice d'"Impunité". [RTS]

Pour contrer cela, l'autrice - interviewée par la RTS - serait favorable à une forme de présomption de véracité en faveur des victimes, ce qui pourrait affaiblir la présomption d'innocence dont bénéficie tout accusé.

En Suisse, Loïc Parein revient sur l'origine de la présomption d'innocence. Le spécialiste en droit pénal rappelle néanmoins que la parole de la victime est déjà une preuve et peut parfois suffire à faire condamner un prévenu.

"Impunité" d'Hélène Devynck [RTS]
"Impunité" d'Hélène Devynck / L'actu en vidéo / 11 min. / le 14 janvier 2024

Conclusion - Assiste-t-on à l'émergence d'un nouveau genre littéraire?

Interview de Charlotte Dufour, maître-assistante en littérature française à la Faculté des lettres de l'UNIL

Les livres font-ils la loi? Trois des cinq livres évoqués dans la série de l'émission de la RTS Forum ("Le consentement", "Impunité" et "Sa préférée") sont étudiés dans un projet de recherche de l'Université de Lausanne (UNIL).

Aujourd'hui, la loi pénale semble de plus en plus prise à parti au travers des œuvres littéraires. La littérature présenterait bien une puissance susceptible de remettre en question l'ordre juridique établi.

Le projet tend ainsi à investiguer cette hypothèse en cherchant notamment à identifier les dispositifs littéraires (contexte éditorial, réception/diffusion, genre, posture, style...) les plus mobilisés à cette fin. L'étude inclut un point de vue comparatiste entre la France, la Belgique et la Suisse.

>> L'interview de Charlotte Dufour, maître-assistante en littérature française à la Faculté des Lettres de l'UNIL, dans Forum :

Charlotte Dufour, maître-assistante en littérature française à la Faculté des Lettres et Loïc Parein, avocat spécialiste en droit pénal, chargé de cours à la FDCA. [Unil - Félix Imhof]Unil - Félix Imhof
Des livres et des lois: Emergence d’un nouveau genre littéraire? / Forum / 6 min. / le 13 janvier 2024