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Des médecins facturent toujours des millions à l'assurance de base

Certains médecins facturent toujours des millions à l'assurance maladie de base selon des chiffres fournis par SantéSuisse.
Certains médecins facturent toujours des millions à l'assurance maladie de base selon des chiffres fournis par SantéSuisse. / 12h45 / 2 min. / le 22 janvier 2024
Certains spécialistes enregistrent des chiffres d'affaires supérieurs à 1,5 million de francs grâce à l'assurance maladie de base, révèlent de nouvelles données des assureurs obtenues par la RTS. La Fédération des médecins suisses conteste ces chiffres.

La polémique éclate en février 2018. Des acteurs de la santé dévoilent que des médecins spécialistes gagnent plus d'un million par an sur le dos de l'assurance de base. Des salaires jugés "inacceptables" et "injustifiables" par Alain Berset, alors conseiller fédéral en charge de la Santé.

Six ans plus tard, les médecins "millionnaires" n'ont pas disparu, selon des données obtenues par la RTS auprès de la faîtière des assureurs santésuisse. Plusieurs spécialistes ont enregistré en 2021 de gigantesques chiffres d'affaires. A noter que ceux-ci ne correspondent pas au salaire, comme expliqué dans l'encadré ci-dessous.

Trois gastroentérologues et deux radiologues ont facturé entre 1,5 et 2 millions de francs de prestations. Un autre radiologue a même atteint un chiffre d'affaires de 4,6 millions de francs cette année-là, d'après les données de santésuisse, qui portent sur un échantillon de 6700 cabinets avec un seul médecin enregistré. Deux de ces six spécialistes pratiquent à Genève, un dans le canton de Vaud.

Ces facturations représentent entre 14 et 20 heures de travail par jour ouvrable, selon les durées prévues par le système tarifaire en vigueur. Jusqu'à 46 heures pour le radiologue au revenu le plus élevé.

Plus largement, sur l'échantillon analysé, le chiffre d'affaires de cinquante spécialistes dépasse le million de francs. Vingt-trois d'entre eux exercent en Suisse romande.

"Un médecin qui facture 20 heures par jour, cela n'existe pas"

La Fédération des médecins suisses (FMH) met en doute ces données. "Un médecin seul facturant en moyenne 20 heures ou plus par jour ouvrable, cela n'existe pas", affirme la FMH. Pour elle, il s'agit de cabinets ou centres médicaux qui emploient plusieurs praticiens.

"S'il devait effectivement s'agir du chiffre d'affaires de médecins individuels, ceux-ci devraient obligatoirement être soumis à une procédure d'économicité", poursuit la FMH. "Si tel n'était pas le cas, l'assurance n'aurait pas rempli son mandat légal de contrôle. Nous ne protégeons pas les moutons noirs."

Les cabinets sont bien contrôlés, assure de son côté santésuisse. "Les médecins qui figurent dans notre analyse sont pour la plupart honnêtes, ils facturent de manière correcte selon la structure tarifaire Tarmed. C'est vraiment un problème de structure tarifaire", rétorque Christophe Kaempf, le porte-parole de la faîtière.

Pour les assureurs, le système de tarification Tarmed est tellement dépassé qu'il permet d'arriver à ces situations extrêmes dans la légalité.

La médecine, toujours plus performante, ne cesse d'évoluer. Des soins prennent beaucoup moins de temps ou de personnel qu'auparavant, deux facteurs déterminant son tarif. Or, Tarmed n'a quasiment pas été revu depuis son introduction en 2004. Autrement dit, le tarif couvre parfois des frais ou du temps de travail qui n'existent plus. Cela rend certaines prestations très lucratives et pèse sur les coûts de la santé.

Tarmed généreux avec les gastroentérologues

Au-delà des cas extrêmes, les données de santésuisse montrent que le système Tarmed s'avère plus généreux avec certaines spécialités que d'autres. Les très hauts revenus grâce à la LAMal ne concernent pas tous les médecins. Les chiffres d'affaires de la majorité des cabinets examinés restent sous les 500'000 francs par an.

Parmi les spécialités les plus rémunératrices, on retrouve les ophtalmologues et les gastroentérologues: 81% de ces derniers affichent des facturations supérieures à 500'000 francs, contre seulement 3% des généralistes. Près de 30% des gastroentérologues, soit 24 cabinets, dépassent même le million de francs.

Deux projets en concurrence pour remplacer Tarmed

Sans se prononcer sur les différences entre spécialités, la Fédération des médecins suisses reconnaît que le Tarmed est devenu "obsolète" et qu'il "ne fait aucun doute que le nombre de points tarifaires attribués à chaque prestation n'est plus approprié". Et d'ajouter: "La FMH s'investit depuis de nombreuses années pour que le Tarmed soit remplacé par une nouvelle structure tarifaire appropriée et adaptée à la médecine d'aujourd'hui (Tardoc). Le Tardoc permet de corriger les sur-tarifications et les sous-tarifications."

Le Conseil fédéral ne semble pas du même avis. Depuis 2019, quatre versions du Tardoc ont été refusées par le gouvernement. Une cinquième version a été déposée en décembre dernier.

S'il voit enfin le jour, ce nouveau tarif va-t-il vraiment changer la donne? Curafutura, l'autre faîtière des assureurs à l'origine du Tardoc, avance que son projet aurait permis d'économiser 187 millions de francs en 2022 et que ces économies pourraient atteindre 600 millions par an à l'avenir.

Pas totalement convaincus par le Tardoc, santésuisse et le représentant des hôpitaux H+ proposent une autre approche: des forfaits ambulatoires combinés au Tardoc. Ceux-ci élimineraient notamment les incitations indésirables qu'entraîne l'actuel tarif à l'acte.

Le Conseil fédéral examine les deux propositions. Il pourrait se prononcer d'ici à cet été. Après des années d'immobilisme, une solution semble urgente. Les cabinets représentent près d'un quart des coûts à la charge des primes maladie.

Valentin Tombez

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La Confédération laisse assureurs et médecins s'entendre

Interrogé sur ces médecins "millionnaires", l'Office fédéral de la santé publique (OFSP) n'a pas souhaité se prononcer sur le sujet. L'Office rappelle que le Conseil fédéral a procédé en 2018 à des "baisses ponctuelles" de certaines prestations, mais souligne que "la nécessité de réviser Tarmed reste impérative".

Malgré l'urgence, l'OFSP laisse assureurs et médecins s'entendre sur une nouvelle structure tarifaire. "Il incombe en premier lieu aux partenaires tarifaires (ndlr: assureurs, médecins et hôpitaux) de convenir des tarifs médicaux et de les faire évoluer", précise-t-il. Un cadre légal qui semble favoriser la paralysie du système.

Le tarif Tarmed mis en cause

Cette information de chiffres d'affaires supérieurs à 1,5 million de francs grâce à l'assurance maladie de base "sent le réchauffé, le déjà-vu", explique dans La Matinale Michel Matter, ophtalmologue et président de l’association des médecin genevois.

"Il n'y a rien de nouveau par rapport à 2018. Ce sont des cas extrêmes. Je rappelle que les assureurs peuvent amener tout médecin à s'expliquer sur ces chiffres. Si un médecin surfacture, il doit être jugé et condamné et il doit rembourser", précise encore l'ancien conseiller national Vert'libéral.

"On espère qu'en 2025 le nouveau tarif Tardoc soit applicable. Cela fait 5 ans bientôt que le nouveau tarif a été déposé sur le bureau du Conseil fédéral", relève Michel Matter.

>> L'interview complète de Michel Matter dans La Matinale :

Michel Matter, médecin et conseiller national vert'libéral genevois. [Keystone - Alessandro della Valle]Keystone - Alessandro della Valle
Des médecins facturent des millions à l’assurance de base: interview de Michel Matter / La Matinale / 7 min. / le 22 janvier 2024

Le système de tarification Tarmed est également pointé du doigt par Pierre-Yves Maillard, conseiller aux Etats socialiste vaudois.

"Des actes qui prenaient parfois 40 minutes peuvent se faire quand il y a des technologies en quelques minutes maintenant. En utilisant le tarif Tarmed vieillissant, cela peut arriver à des explosions du nombre de points par journée, ce qui augmente les rémunérations de certains spécialistes. C'est pour ça qu'en ajoutant dans la future facture électronique la durée effective du traitement on invite chacun à faire la comparaison entre ce que le médecin facture et le temps qu'il a réellement passé auprès du patient. On donne ainsi un moyen de contrôle aux patients comme aux assureurs pour éviter les excès".

>> L'interview complète de Pierre-Yves Maillard dans La Matinale :

Pierre-Yves Maillard, conseiller aux Etats vaudois. [Keystone - Anthony Anex]Keystone - Anthony Anex
Des médecins facturent des millions à l'assurance de base, interview de Pierre-Yves Maillard / La Matinale / 1 min. / le 22 janvier 2024

Méthode et données

Les données obtenues auprès de santésuisse proviennent du pool tarifaire de Sasis SA, qui reçoit de la part des assureurs maladie les factures émises par les différents prestataires de soins (cabinets, hôpitaux, etc.).

Pour son analyse sur les revenus des médecins, santésuisse n'a conservé que les cabinets avec un seul médecin enregistré (un numéro de facturation RCC) et qui comptent au moins 50 patients ou 100'000 francs de chiffres d'affaires. Comme certains cabinets peuvent être mal enregistrés, elle a exclu des données les cas où le nombre de patients était très élevé (plus du double de la médiane par groupe de spécialité) pour éviter que des cabinets médicaux avec des médecins non enregistrés n'apparaissent dans les données.

Santésuisse précise: "La probabilité que l'échantillon de données contienne malgré tout des cabinets avec plusieurs médecins est donc la plus faible possible, mais pas nulle."

Comme indiqué dans l'article ci-dessus, cette approche est contestée par la Fédération des médecins suisses (FMH). Selon elle, les très importants chiffres d'affaires cités ci-dessus correspondent à des cabinets de groupe. La FMH n'a toutefois pas non plus été en mesure de nous fournir des comptes détaillés de spécialistes avec d'importants chiffres d'affaires afin d'examiner leurs revenus.

Les données transmises par santésuisse sont anonymes pour respecter la loi sur la protection des données. Nous ne pouvons donc pas vérifier par nous-mêmes que ces cabinets n'emploient qu'un seul médecin. La société Sasis SA, qui appartient à santésuisse, est la seule à détenir des données détaillées sur la facturation des prestations médicales via le Tarmed, ce qui limite la transparence dans le domaine.

Ces données ne contiennent pas les charges d'exploitation des cabinets ni le temps de travail effectif, il n'est donc pas possible de déterminer avec exactitude le salaire des médecins.