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Briser le tabou de l'inceste pour pouvoir se reconstruire

Briser le silence de l’inceste
Briser le silence de l’inceste / Mise au point / 14 min. / le 28 janvier 2024
Il y a trois ans, le mouvement #MeTooInceste révélait l'ampleur du phénomène, bien au-delà des chiffres officiels sur les abus sexuels intrafamiliaux. Dans l’espoir de faire vaciller l’un des plus grands tabous de notre société, deux Romandes ont décidé de témoigner. Attention à la dureté de certains propos, qui peuvent heurter les sensibilités.

Depuis des années, un mal intérieur ronge Nicole. A 49 ans, elle décide enfin de briser le tabou de l'inceste et de poser des mots sur les abus qu'elle a subis lorsqu'elle était enfant. Nicole a découvert ce passé dont elle ignorait tout il y a quatre ans seulement, après 35 ans d’oubli.

"Ce souvenir, il commence dans la douche et je dois avoir neuf ans", raconte-t-elle dans l'émission Mise au point. "Mon père me demande de le rejoindre dans son lit. Je n'ai pas envie d'y aller, ça ne me semble pas juste. Il insiste un peu et à ce moment-là, je sens le contact de sa peau contre la mienne. Et après ça coupe".

Nicole sait bien que si ce fameux souvenir s’arrête brusquement, c’est parce que sa mémoire veut la protéger. Ces souvenirs lacunaires sont communs chez les victimes d'abus. Au moment de l’agression, un mécanisme de survie, appelé mémoire traumatique, s’enclenche dans leur cerveau et les propulse dans un état de sidération.

Pourtant, se souvenir de tout l’aurait aidée à se réapproprier son vécu. "Ça a été très compliqué de comprendre ce qu'il s’est passé et d'arriver à être en colère contre mon père, parce que j'étais seulement dans la culpabilité et la honte", poursuit-elle, les larmes aux yeux. "Ça m'a pris très longtemps pour comprendre que même s'il me manquait des bouts, c'était quand même quelque chose de grave qui est arrivé".

Colère et incompréhension

Joséphine aussi a été victime d'abus sexuels pendant son enfance. Partie de France pour s’installer à Genève il y a une dizaine d’années, la jeune docteure en psychologie a aussi décidé de partager les horreurs qu'elle a vécues, avec des mots très crus. "Le tout premier souvenir que j'ai, c'est le goût du sperme de mon père dans la bouche", se rappelle-t-elle. "A chaque souvenir qui revient, il y a toutes les sensations, les émotions, les pensées, les odeurs, les bruits qui reviennent. Et la douleur qui revient avec", poursuit-elle.

A chaque souvenir qui revient, il y a toutes les sensations, toutes les émotions, toutes les pensées, les odeurs, les bruits qui reviennent. Et la douleur qui revient avec

Joséphine, victime d'inceste

Aujourd’hui, grâce à de multiples thérapies, Joséphine retrouve une certaine sérénité. Mais à chaque fois qu’elle se replonge dans les albums de famille, la colère et l'incompréhension refont surface. "Ce n'est pas juste une petite injustice, c’est un crime qui est innommable", s'énerve-t-elle. "On ne touche pas un enfant, c’est aussi simple que ça".

Tourner la page

Si Nicole et Joséphine ont décidé de témoigner publiquement, c’est pour renverser le camp de la honte et pouvoir passer à autre chose. Pour les deux femmes, il ne s'agit pas d'oublier ce qui leur est arrivé, mais au contraire de reconnaître les événements traumatisants dont elles ont été victimes pour pouvoir se reconstruire.

Afin d'y parvenir, Nicole a décidé de mettre un point final à sa relation avec ses parents. Durant des années, elle a en effet été empêtrée dans un conflit de loyauté dévastateur envers sa famille, qui continue à nier les faits. Elle a donc choisi de leur écrire une lettre.

Dans cette missive, qu'elle a préparée durant presque quatre mois, Nicole exprime son besoin de parler de son histoire et d'expliquer les douleurs qui en résultent. "J'ai vraiment tenu à être ni dans la colère, ni dans la revanche, ni dans la justification, mais simplement à expliquer les faits", affirme-t-elle.

Ça a été très compliqué de comprendre ce qu'il s’est passé et d'arriver à être en colère contre mon père, parce que j'étais seulement dans la culpabilité et la honte

Nicole, victime d'inceste

Pour Nicole, il est désormais temps de définitivement tourner la page. "Maintenant que je comprends pourquoi ça a été compliqué et que je comprends d'où ça vient, c'est comme si on me donnait une deuxième chance dans la vie", confie-t-elle. "Et j'ai l'intention de me donner la possibilité de me construire différemment sur une autre base, mais en toute connaissance de ce qu'ont été les bases de ma vie".

Joséphine, elle, a décidé de faire appel à la justice. Son père est décédé depuis plus de dix ans, mais elle a tout de même porté plainte contre lui - et contre sa mère pour complicité - auprès des autorités françaises. Elle raconte que voir son histoire posée par écrit dans le procès-verbal de son audition avec la police française a représenté son "premier gros soulagement".

Afin de mettre encore plus à distance son passé et la France de son enfance, Joséphine a décidé de se faire naturaliser. Pour elle, cette nouvelle nationalité représente presque une nouvelle identité. "Ce n’est pas un nouveau chapitre, c’est un nouveau livre", se réjouit-elle. "Et là, on écrit les premières lignes et je suis hyper heureuse".

Sujet TV: Noémie Guignard

Adaptation web: Emilie Délétroz

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Aider les victimes à sortir de l'isolement

Depuis quelques années, les témoignages publics se multiplient. Ils encouragent toujours plus de victimes à oser briser la loi du silence et dénoncer les effets ravageurs de l’inceste.

L'association Espace de soutien et de prévention - abus sexuels (ESPAS) a d’ailleurs dû s’agrandir en 2019 pour faire face à la hausse des consultations. Depuis, elle a renforcé ses équipes et propose des groupes de parole plusieurs fois par semaine.

Ces séances offrent un espace confidentiel qui permet aux victimes de sortir le plus tôt possible de l’isolement. "Un enfant qui a subi des abus sexuels intrafamiliaux va avoir extrêmement peur de dévoiler les faits par peur de briser tout le système familial, ce qui le réduit au silence et le met dans un isolement très important", explique Félicie Corminboeuf, psychologue chez ESPAS.

Les personnes participant à ces groupes de parole peuvent donc partager leurs expériences. Entourées d'autres personnes ayant vécu des situations similaires, beaucoup disent se sentir comprises et légitimes d'en parler.