"Ça casse une famille de mettre le mot inceste dedans": la difficulté de briser un tabou
Joséphine a quitté son domicile familial lorsqu'elle avait 18 ans. "La maison des horreurs", comme elle l'appelle. Avant de s'installer à Genève, elle voyage, étudie. Des années durant lesquelles elle accumule les crises d'angoisse, sans savoir d'où elles viennent. "Elles se déclenchaient avec violence et pouvaient durer des heures, parfois des jours. C'était une douleur insupportable, comme un trou dans le cœur", se souvient-elle.
Ce que vit Joséphine à ce moment-là est de l'amnésie traumatique. Un mécanisme de défense du cerveau qui bloque certains souvenirs pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, tant ils sont insurmontables. Ce trouble de la mémoire touche environ 60% des personnes ayant subi de l'inceste.
Tout m’est revenu. Je me suis mise à hurler de douleur, de terreur
Il y a quatre ans, Joséphine finit par se souvenir de tout. Des parties de son enfance lui reviennent telles quelles, comme si elle les revivait. "Je ressentais toutes les sensations physiques: le goût du sperme de mon père dans ma bouche, sa voix qui m'ordonnait d'avaler, qui me disait que c'est ce que font les papas avec leur fille. Il y avait aussi la blessure au bas du ventre. Je me suis mise à hurler de douleur, de terreur", témoigne-t-elle vendredi dans La Matinale.
La guérison par la parole
Enfant, Joséphine avait tenté d'alerter sa grand-maman, mais celle-ci ne l'avait pas crue. Elle s'était alors enfermée dans son silence, comme beaucoup d'enfants que l'on n'écoute pas, selon Carmen Del Fresno, psychothérapeute et directrice du CTAS, un centre d'aide aux victimes à Genève. "Les mots que l'on n'entend pas se transforment en maux. Cela se traduit par des troubles du comportement, des maladies à répétition, des somatisations ou des difficultés relationnelles. Il faut toujours croire la parole de l'enfant, il en va de sa santé mentale."
Le CTAS de Genève organise des groupes de parole pour que les personnes ayant subi de l'inceste puissent être entendues, partager leur douleur avec d'autres survivantes et survivants, et créer des réseaux de solidarité.
Je me suis dit que, moi aussi, j’étais comme tout le monde
Pour Joséphine, l'expérience fut une révélation: "En arrivant, j'ai regardé les personnes qui étaient là et je me suis dit 'wow, ce sont des messieurs et madames tout le monde'. Ce n'était pas écrit sur leur front qu'ils et elles avaient vécu de l'inceste. Cela m'a énormément soulagée. Je me suis dit que moi aussi, ce n'était pas marqué sur mon visage, que j'étais aussi comme tout le monde."
Ce que dit le Code pénal suisse
En Suisse, l'inceste, au sens strict de la loi, ne prend en compte que les relations sexuelles, avec pénétration, d'un ascendant sur un descendant ou entre frère et sœur. "Cet article vise à protéger l'intégrité de la famille, à interdire la consanguinité", affirme Lorella Bertani, avocate spécialiste du droit des victimes. La peine maximale encourue pour l'inceste est de 3 ans de privation de liberté. Pour le reste, comme un viol commis par un cousin ou un beau-père, on parle d'infraction contre l'intégrité physique. Ici, la privation de liberté peut aller jusqu'à 30 ans.
Dans tous les cas, il est difficile d'amener des preuves et les procédures sont pénibles pour les plaignants, qui doivent vivre leurs traumatismes une seconde fois. De plus, le doute profite bien souvent à l'accusé, selon Lorella Bertani.
Thomas avait 22 ans quand il a porté plainte contre son cousin, qui l'a violé durant de nombreuses années. Après plus de deux ans de procédure, il n'a jamais obtenu justice. "C'était long et épuisant. Je devais voir mon agresseur toutes les semaines. Je finissais les cours à 15h, deux heures après j'étais face à lui. Il négociait sur tout ce que je lui demandais. J'ai fini par céder, je devais me protéger."
Les juges ne sont pas là pour avoir de l’empathie. La justice et la police nous demandent: combien de doigts, combien de fois, quelles positions? C’est clinique, factuel
Thomas n'a pas non plus oublié la froideur que représente une procédure pénale, qui oblige le plaignant à revivre ses traumatismes. "Les juges ne sont pas là pour avoir de l'empathie. La justice et la police nous posent des questions comme 'Combien de doigts, combien de fois, quelles positions?' C'est clinique, factuel."
Malgré tout, il ne regrette pas sa décision: "La honte a changé de camp. C'est lui qui a dû se justifier devant la justice, pas moi. J'ai gardé tous les papiers. C'est le peu de preuves que j'ai de tout ça, ma seule reconnaissance."
Pourquoi les cas ne diminuent pas
Si la parole s'est légèrement libérée sur l'inceste, avec le hashtag MeTooInceste, et les romans autobiographiques d'anciennes victimes publiés ces dernières années, il n'en reste pas moins un tabou profondément ancré dans la société. Car l'inceste relève de l'impensable et il reste un sujet ultrasensible au sein de nombreuses familles.
L'omerta qui entoure l'inceste protège les auteurs et participe à la perpétuation du phénomène. "Parfois, les proches préfèrent ne pas voir ce qui se passe dans leur maison. Et il y a aussi tout le système mis en place par l'agresseur pour que la victime se taise: il la menace et/ou lui fait croire que c'est de l'amour et qu'elle ne doit absolument pas le trahir", souligne Carmen Del Fresno, directrice du CTAS à Genève.
Joséphine a osé en parler à sa grand-mère. Et, selon elle, sa mère était aussi au courant: elle avait instauré des règles strictes, comme l'interdiction pour le père d'accompagner ses filles à la douche ou de leur dire bonne nuit. Parfois, Joséphine raconte que son père tambourinait pour entrer dans la salle de bain. Il arrivait que sa mère finisse par le laisser entrer. Joséphine a été victime à la fois de son père, mais aussi du déni de sa mère et de sa grand-mère.
Ça casse une famille de mettre le mot inceste dedans
Parler demande énormément de courage. Quand Thomas a déposé plainte, ses parents, son frère et sa sœur l'ont directement soutenu. Mais une partie de sa famille a pris le parti de son cousin. "J'avais l'impression de devenir le méchant de l'histoire. Parce que je venais briser l'unité familiale. À partir du moment où j'ai parlé, nous n'étions plus la famille parfaite. C'est en quelque sorte le coût de l'inceste, de devoir faire le deuil de la famille idéale, nucléaire. Ça casse une famille de mettre le mot inceste dedans."
La volonté politique est également faible. La Confédération n'a pour l'heure réalisé aucune étude précise sur la problématique. L'inceste n'est quasiment jamais discuté au Parlement. On compte bien moins d'interpellations que pour d'autres thématiques comme l'immigration, le 30 km/h ou les timbres-poste.
La prévention dès le plus jeune âge
Dans tous les cantons romands, les cours d'éducation sexuelle apprennent aux enfants, dès l'âge de 5 ans, leur droit à l'intimité, à dire "non" et les gestes qui ne sont pas permis. Après chaque passage dans les classes, le nombre de signalements d'abus sexuels est en hausse, selon plusieurs organisations en charge de ces cours.
Si Joséphine et Thomas ont accepté de raconter leur histoire publiquement, c'est aussi pour libérer la parole de celles et ceux qui vivent encore dans le silence. "Il faut en parler, que cela se sache. Qu'il y ait plus de personnes qui se questionnent lorsqu'un enfant ne veut absolument pas voir son oncle. Ce n'est jamais inscrit sur le front de l'agresseur que c'est un violeur", soutient la Genevoise.
Léa Bucher
Besoin d'aide ?
LagopAid, propose des groupes de parole pour toutes les personnes touchées de près ou de loin par la violence sexuelle sur mineurs.
Fribourg : Association Amor Fati
Genève : CTAS, Centre thérapeutique traumatismes agressions sexuelles
Jura : Centre LAVI Jura
Neuchâtel : Centre LAVI Neuchâtel
Valais : Centre LAVI Valais
Vaud : ESPAS, Espace de soutien et de prévention abus sexuels
Aide pour les auteurs
L’association Dis No vient en aide aux personnes préoccupées par des pensées ou des comportements impliquants des mineurs. Ligne téléphonique d’aide: 0800 600 400