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Des Etats-Unis à la Suisse, comment le lobby de la viande nous influence

Temps présent
L’empire de la viande contre-attaque / Temps présent / 46 min. / le 12 septembre 2024
Peut-on encore manger de la viande en toute bonne conscience, elle qui est accusée de mettre la santé et la planète en danger? Face aux critiques, le lobby de la viande, sur lequel Temps Présent a enquêté, se défend avec des arguments contestés, notamment pour minimiser le rôle de l’élevage dans le réchauffement.

Tout d’abord, qui est-il, ce lobby de la viande? Au premier regard, seuls deux parlementaires sont liés aux deux principales faîtières de la branche: Proviande, qui regroupe les grands producteurs et distributeurs comme Migros ou Coop, et l’Union professionnelle de la viande suisse (UPSV), le bras plus politique du secteur carné.

Je ne comprends absolument pas cette diabolisation de la viande. Elle est un aliment très sain.

Mike Egger, conseiller national UDC de Saint-Gall

Mais une enquête menée par l'émission Temps Présent montre bien plus de liens d’intérêts. En nous basant sur les données disponibles en ligne, nous avons découvert un réseau bien nourri, articulé entre vingt-sept organisations et entreprises agricoles, particulièrement celles liées à la production de la viande, et seize parlementaires. Il y a aussi des liens indirects avec deux autres députés.

10 milliards de chiffre d’affaires

"Oui, la filière viande est bien représentée à Berne", commente Mike Egger, conseiller national UDC de Saint-Gall, qui fait partie de ce réseau. Il est par ailleurs aussi chef de projet chez Micarna (Migros). "Je ne comprends absolument pas cette diabolisation de la viande. Elle est un aliment très sain, qui contient des nutriments importants. Et en Suisse, l’agriculture, en particulier l’élevage, font un excellent travail en termes de durabilité", ajoute-t-il.

Le secteur de la viande, c’est dix milliards de francs suisses de chiffre d’affaires par an et des milliers d’emplois. Autant dire que Mike Egger n’est pas ravi par la nouvelle stratégie climatique de la Confédération, qui vise à réduire la production de viande. Publiée en septembre 2023, elle veut notamment inciter nos agriculteurs à produire plus de protéines végétales, via les paiements directs.

"Nous allons prendre connaissance et examiner cette stratégie", affirme Mike Egger. "Nous allons certainement en débattre, mais je suis confiant. Les demandes de cette stratégie n'auront pas un grand impact, parce qu'au bout du compte, nous voulons une agriculture productive. C’est ce que je défends avec toute ma détermination."

L’exemple du climat

Le lobby de la viande a élaboré une stratégie de communication percutante pour minimiser le rôle de l’élevage dans le changement climatique et remettre en question les conclusions d’experts internationaux.

Il diffuse ses arguments par des articles sponsorisés, comme une page publiée dans Le Matin Dimanche, dans laquelle on peut lire que "le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) est récemment arrivé à la conclusion que l’algorithme actuel de calcul des émissions de gaz à effet de serre conduit à une surestimation massive de l’évolution de la température de la planète".

Pour nous, il est important de rétablir des faits, de pouvoir nous appuyer sur des fondements scientifiques, pour pouvoir prendre nos responsabilités

Michel Darbellay, membre de la direction de l’USP

"Là, on est clairement, cette fois-ci, dans la désinformation, parce qu'on est face à des faits totalement erronés et même mensongers", dénonce Valentine Python, climatologue et ex-conseillère nationale (Verte/VD). "On fait prétendre à une organisation scientifique, en l'occurrence le GIEC, des propos qu'ils n'ont pas tenus, non seulement, mais en plus, on leur fait prétendre l'exact opposé. Donc, on est face là clairement à du déni scientifique".

Cinq millions d'investissements

Dans une vidéo publiée sur son site, l’Union suisse des paysans (USP) met aussi en avant les conclusions d’un expert américain, Frank Mitloehner, spécialiste de la qualité de l’air, pour minimiser le rôle de l’élevage dans le réchauffement climatique. Or ce scientifique est très proche de la très puissante industrie américaine de la viande.

"Plus de cinq millions ont été investis par l’industrie de la viande dans le centre de recherche Clear Center, créé pour lui au sein de l’Université de Californie", affirme Jennifer Jacquet, professeure en politiques environnementales à l’Université de Miami. "Ce que je trouve très intéressant, c'est qu'il n'a aucune formation en matière de climat et il parle des cycles de la Terre, des émissions et de méthane comme s'il était un gourou des gaz à effet de serre. Son but, c’est de défendre l’industrie de la viande et des produits laitiers."

Pourquoi donc cet expert contesté se retrouve-t-il dans une vidéo de l’USP? "Ecoutez, moi, je ne peux pas me mettre à sa place. Je ne peux pas juger la question du financement de ce professeur ou autre", répond Michel Darbellay, membre de la direction de l’USP. "Aujourd'hui, on stigmatise trop souvent l'élevage, la consommation de viande également. Pour nous, il est important de rétablir des faits, de pouvoir nous appuyer sur des fondements scientifiques, pour pouvoir prendre nos responsabilités. Nous nous sommes basés aussi sur certains scientifiques qui pouvaient nous orienter. Et il y a des nouvelles connaissances au niveau international pour mieux évaluer l'impact du méthane sur le climat."

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Des projets européens freinés

En Suisse, un collègue de Frank Mitloehner remet lui aussi en question l’impact de l’élevage sur le réchauffement climatique. Peer Ederer, consultant agro-alimentaire basé à Rapperswil (SG), est l’un des coauteurs de la Déclaration de Dublin, un appel international lancé fin 2022 qui défend l’élevage des animaux pour nourrir la planète. "Une minorité de scientifiques a imposé ses positions anti-viande et anti-élevage", estime Peer Ederer.

La Déclaration de Dublin a été utilisée pour créer un doute autour du consensus qui existe sur les répercussions de notre consommation de viande.

Camille Perrin, spécialiste de la politique agricole au BEUC

"Nous estimons que la majorité des scientifiques n'est pas d'accord avec eux. Grâce à la Déclaration de Dublin, nous leur avons donné l'occasion d'exprimer leurs points de vue sur le fait que l'élevage a un rôle important à jouer dans la société. Dans toutes les grandes capitales politiques du monde, certainement à Bruxelles, certainement à Berlin, à Washington, à Canberra en Australie, les ministères concernés sont tous au courant de la déclaration de Dublin. C’est un succès", poursuit le consultant.

"La déclaration ne dit absolument rien des impacts en matière santé,sur le climat, en matière environnementale", analyse Camille Perrin, spécialiste de la politique agricole au BEUC, la principale organisation de consommateurs européens basée à Bruxelles. "Elle a été utilisée pour créer du doute autour du consensus qui existe sur les répercussions de notre consommation de viande et pour apporter des munitions aux responsables politiques qui souhaitaient s'opposer à des stratégies ambitieuses en matière environnementale." Et effectivement, la Déclaration a contribué à la mise en pause ou à l’arrêt de projets européens visant à réduire la consommation de viande.

En Suisse, il est fort possible que la Stratégie climatique de la Confédération morde aussi la poussière au Parlement.

Françoise Weilhammer/miro

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Viande et santé: l'OMS aussi critiquée 

En matière de santé, les lobbys de la viande mettent également en doute les risques liés à la consommation de produits carnés. Pour rappel, en 2015, l’Organisation mondiale de la santé classait la viande rouge en substance cancérigène probable et la viande transformée (la charcuterie par exemple) en substance cancérigène tout court. 

"Je pense que cette classification doit être rétractée", dit le consultant agro-alimentaire suisse Peer Ederer. "Si l'OMS veut conserver une quelconque crédibilité, elle doit retirer ou réviser cette classification, car il n'y a aucune preuve scientifique, aucun fondement à cela."

Le constat de la professeure Murielle Bochud, épidémiologue à l’UNIL et membre de la Commission fédérale de la nutrition, est nettement plus nuancé: "Il faut séparer la viande non transformée de la viande transformée. A l'heure actuelle, il n'y a pas de preuve élevée que la consommation de viande non transformée soit délétère pour la santé. Les dernières synthèses des connaissances montrent qu'il existe un niveau d'incertitude élevé, à savoir que les différentes études ont des résultats hétérogènes. La situation est différente pour la viande transformée. Dans l'état actuel des connaissances, il existe un niveau de risque de développer certaines maladies. Si on a une consommation élevée de viande transformée, cela augmente le risque de développer certains cancers, le risque cardiovasculaire et le risque de diabète."