Serena (nom d'emprunt), une Lausannoise de 36 ans, et sa fille de sept ans, sont enfermées dans le camp de Roj sous la garde des forces kurdes. Elles vivent sous tente et sans électricité en raison des bombardements turcs qui redoublent depuis quelques mois.
"La dernière fois, c'était vraiment très près, ça a tapé 6-7 fois au même endroit, le ciel était complètement orange", témoigne Serena. Parce que sa fille était harcelée par des enfants à cause de la blondeur de ses cheveux, elle l'a retirée de l'école - en arabe - du camp et lui enseigne le français du mieux qu'elle peut, car elle ne possède qu'un seul livre. La Lausannoise s'inquiète pour sa fille qui souffre de carences et de problèmes dentaires, faute de soins et de nourriture adaptée.
"Elle est tombée gravement malade. J'ai cru que c'était le choléra. Mais ici, en termes de médecin, il n'y a rien."
Pas de rapatriement des femmes adultes
Contrairement à la majorité des chancelleries occidentales, la Suisse refuse de rapatrier les mères avec leurs enfants (voir encadré). Berne a proposé à Serena que sa fille rentre, mais sans elle.
Pour ma fille, je ne peux pas me laisser sombrer. On essaie d'occulter un peu, sinon, on devient fou
"Après un certain âge, peut-être qu'elle voudra, mais pour l'instant, je ne ressens pas ça de sa part et pour moi, c'est vrai que ce serait très dur d'être séparée d'elle. Parce que c'est un petit rayon de soleil dans cet océan de ténèbres. Tous les pays ont rapatrié et nous, on est encore là."
La maman lausannoise essaie de tenir le coup. "Pour la petite, je ne peux pas me laisser sombrer. On essaie d'occulter un peu, sinon, on devient fou." Elle n'a aucune nouvelle de son mari, Aydin B, incarcéré depuis 2018.
Sous-alimentation et tuberculose
L'équipe de Temps Présent a aussi pu s'entretenir avec les djihadistes suisses, un Genevois et un Vaudois, détenus par les forces kurdes. Coupés du monde, ils sont sans nouvelle des autorités suisses. Maigres, ils sont sous-alimentés.
"Tout le monde est faible, dit Aydin B. J'essaie de marcher, mais je suis vite fatigué. Si vous êtes faible psychologiquement, c'est fini. Les gens, ils arrêtent de manger, ils arrêtent de boire et doucement ils meurent." Les hommes sont enfermés à 25-30 par cellule dans des prisons qui connaissent une épidémie de tuberculose.
"Dans la prison, dernièrement, il y a un Qatari qui est mort, il y a un Suédois qui est mort, il y a un Danois qui est mort, il y a un Bahreïni qui est mort (…), explique Damien G., un Vaudois de 34 ans. On attend la mort."
Six ans après la défaite du groupe Etat islamique, les Suisses, comme la plupart des ex-djihadistes, n'ont pas encore été jugés.
Les Kurdes dépassés
Chargés depuis 2018 de la garde de près de 70'000 djihadistes et leur famille, les Kurdes se disent impuissants à lutter contre l'épidémie de tuberculose. "Nos moyens sont faibles et insuffisants. Notre région est assiégée et nous avons des difficultés à obtenir des médicaments contre la tuberculose, a expliqué à Temps Présent Khalid Al-Rammo, co-responsable du département Justice et Réformes de l'Administration Autonome du Nord-Est de la Syrie (AANES).
En dépit des risques de contagion, les hommes sont entassés à 30 par cellule, sans eau chaude, parfois sans électricité à cause des bombardements turcs.
Zone autonome aux mains des Kurdes syriens, cette région est menacée au nord par la Turquie et au sud par la Syrie de Bachar al-Assad. Depuis l'automne, la Turquie bombarde des centrales électriques et des raffineries. Elle cible aussi les militaires et responsables kurdes.
Nous avons sacrifié des dizaines de milliers de martyrs, nous nous sommes battus pour que vos pays, y compris la Suisse, puissent vivre en paix
Depuis la victoire sur Daesh, les Kurdes gèrent d'immenses camps et une quinzaine de prisons. Les pays d'origine des détenus les aident financièrement, la Grande-Bretagne a par exemple investi des millions de dollars dans la prison "Panorama", mais pour les Kurdes, cette aide est insuffisante.
"Nous avons sacrifié des dizaines de milliers de martyrs, nous nous sommes battus pour que vos pays, y compris la Suisse, puissent vivre en paix. Nous devons coopérer", assène Siyamend Ali, responsable médias des Unités de protection du peuple (YPG) et commandant des Forces démocratiques syriennes (SDF).
Au nord-est de la Syrie, les tensions et les menaces s'accumulent. Agressés par leurs voisins syrien et turc, depuis des années, les Kurdes appellent la communauté internationale à assumer ses responsabilités, en jugeant et en rapatriant leurs ressortissants.
"Mais jusqu'ici la communauté internationale ne nous a toujours pas répondu, s'insurge Badran Cia Kurd, co-responsable jusqu'à ce printemps des affaires étrangères de l'Administration Autonome du Nord-Est de la Syrie (AANES). Cette attitude n'est pas correcte et est irresponsable. Les pays n'ont pas pris la décision de les rapatrier, ni soutenu l'idée de créer un tribunal pour les juger. Ils veulent continuer comme maintenant. Or, si on ne trouve pas de solution globale, incluant aussi un tribunal, la situation va devenir encore plus dangereuse."
Crimes de guerre et contre l'humanité?
Fionnuala Ni Aolain, rapporteuse spéciale des droits humains et de la lutte antiterroriste à l'ONU jusqu'en 2023, estime que jusqu'à 75% des prisonniers pourraient être atteints de tuberculose. Sous-alimentés et non soignés, les détenus ont une chance sur deux de perdre la vie.
"Ces hommes sont dans un piège mortel, explique celle qui a visité les prisons kurdes en été 2023. La question centrale est de savoir si c'est voulu, s'il s'agit d'une décision délibérée d'affamer et de ne pas soigner une population carcérale spécifique? Je pense que cela nous fait basculer dans la catégorie des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité. Les Etats qui soutiennent ça et qui ne rapatrient pas leurs ressortissants portent la responsabilité juridique de ces crimes."
De plus, détenir arbitrairement indéfiniment des personnes sans jugement est contraire au droit.
Les obligations de la Suisse
Interrogée sur les obligations de la Suisse à l'égard de ses ressortissants, Fionnuala Ni Aolain répond sans détours: "La première obligation est de leur fournir une assistance consulaire. La deuxième est de veiller à ce que leurs ressortissants soient bien traités en détention. Enfin, ils ont l'obligation de ramener ces hommes chez eux. L'idée que ces derniers pourraient simplement dépérir et mourir et que cela résoudrait le problème est fondamentalement incompatible avec le droit international. Les Etats n'ont pas le loisir de choisir lequel de leurs ressortissants ils doivent aider."
Ce n'est pas parce que l'on oublie une situation, que le problème va se résoudre
"Nous, en tant qu'humanitaire, on a l'impression que ça convient à beaucoup d'Etats qu'on oublie la situation du nord- est syrien, explique Fabrizio Carboni, directeur du CICR pour le Proche et le Moyen-Orient. Mais ce n'est pas parce qu'on oublie une situation que le problème va se résoudre. Dans cette région, il y a une situation qui pourrait nous exploser dans les mains avec des conséquences humanitaires juste dramatiques."
Anne-Frédérique Widmann/jfe
Le DFAE répond aux critiques
Interrogés par Temps Présent, Yvonne Rohner, la responsable de la protection consulaire, et Nicolas Bideau, le porte-parole du Département fédéral des affaires étrangères, n'étaient pas au courant des conditions de détention, notamment de la présence de tuberculose et de sous-alimentation dans les prisons. "Maintenant qu'on le sait, on peut intervenir auprès des autorités kurdes pour demander s'ils peuvent faire quelque chose", a réagi Yvonne Rohner.
Interrogé sur l'absence de protection consulaire au bénéfice des détenus, Nicolas Bideau rejette toute critique. "La sécurité de l'Etat, la sécurité de la population prime sur ces cas individuels. Le Conseil fédéral a tranché. On ne veut pas que l'Etat ramène ces gens en Suisse parce qu'ils sont un danger pour la population. Donc, ils sont effectivement laissés à eux-mêmes dans la situation dans laquelle ils se sont mis, eux-mêmes. La protection consulaire est très claire: s'assurer que ces gens vivent dans des conditions plus ou moins décentes et ait la possibilité de se défendre, ce que l'on fait."
En réalité, seul le Genevois Daniel D dispose d'un avocat et ce dernier n'a pas eu d'impact sur ses conditions de détention.
Les problèmes dentaires vont être réglés
Informé des problèmes de santé de la petite Lausannoise, Yvonne Rohner a expliqué à la RTS qu'en prévision de cette interview, elle avait pu parler à Serena par téléphone et que les problèmes dentaires de la petite allaient être réglés.
Pour le reste, la fonctionnaire a rappelé que le Conseil fédéral a toujours pour politique de refuser de procéder au rapatriement des adultes, mères comprises. "Le Conseil fédéral prévoit qu'on peut faire un examen individuel du cas pour les mineurs qui n'ont rien à voir avec la décision de leurs parents de partir dans ces régions. Je suis certaine que si la maman était d'accord de laisser partir l'enfant, on pourrait la faire revenir pour qu'elle puisse aller à l'école ici et disposer des soins dont elle a besoin."
"C'est dur et le plus dur, ce sont les mômes, conclut le porte-parole du DFAE, Nicolas Bideau. Ils n'ont rien fait, ils n'ont rien demandé."
De jeunes garçons arrachés à leur mère
Au nom de leur propre sécurité et pour éviter qu'ils ne deviennent des combattants ou enfantent de futurs membres de Daesh, les Kurdes arrachent des garçons à leur mère lorsqu'ils atteignent l'âge de 12 ans. La nuit, des membres des forces spéciales entrent dans les tentes des camps de Roj et Al-Hol et enlèvent ces jeunes de force pour les placer d'abord dans des centres dits de "déradicalisation".
L'équipe de Temps Présent a eu accès à un de ces centres, celui de Houry, où elle s'était déjà rendue en 2019. Cinq ans après, elle a retrouvé certains des adolescents qu'elle avait interviewés à l'époque, notamment Sulay Su, 20 ans, originaire de Trinidad et Tobago. Le jeune homme ne s'est jamais battu, mais son pays, sourd aux appels de rapatriement, le condamne à un futur sombre.
En effet, les Kurdes transfèrent les adolescents les plus âgés dans des prisons pour adultes pour faire de la place pour les jeunes extirpés des camps. Cette perspective terrorise Sulay: "Je n'ai fait de mal à personne. Mais personne ne se soucie de ce qui m'arrive. Pour moi, c'est terminé, vous savez. S'ils m'emmènent en prison à cause de mon âge, est-ce que je vais y rester pour toujours? Vraiment, j'essaye de m'accrocher, mais mentalement, c'est très stressant."
"On ne peut pas détenir des centaines et des milliers d'enfants indéfiniment, s'insurge Fionnuala Ni Aolain, rapporteuse spéciale de l'ONU pour les droits humains et la lutte antiterroriste jusqu'en 2023. Rien de ce qui arrive à ces garçons n'est conforme à la Convention sur les droits de l'enfant. À moins que leurs gouvernements n'assument leurs responsabilités et les ramènent chez eux, ces enfants resteront en détention, du berceau à la tombe."
"Le nombre d'enfants dans les camps est très élevé et l'environnement dans ces camps est extrême: chaque jour, il y a des meurtres, justifie Khalid Al-Rammo, co-responsable de la Justice et Réformes de l'Administration Autonome kurde (AANES). La présence d'enfants en prison est critiquée, mais nous n'avons pas d'autre solution. Nous n'avons pas les moyens de construire un nouveau centre pour les jeunes."
Temps Présent a sollicité, en vain, une réaction des autorités de Trinidad et Tobago.
Qui sont les djihadistes suisses?
Les Kurdes ont transmis oralement à l'équipe de Temps Présent le résultat de leurs enquêtes, des informations impossibles à vérifier.
Daniel D., 30 ans, radicalisé à l'âge de 18 ans. En 2015, il quitte Genève pour rejoindre Daesh. Selon les Kurdes, il devient combattant, tireur d'élite et se porte candidat à un attentat suicide en Irak qui n'aura finalement pas lieu. Il est arrêté en 2019, alors qu'il tente de libérer sa femme et sa fille du camp de Al-Hol.
Le Genevois est en prison depuis cinq ans. Expliquant qu'il "n'avait pas le moral", il n'a pas voulu parler à l'équipe de Temps Présent.
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Damien G., 34 ans. Algérien d'origine, il est adopté par une famille vaudoise à l'âge d'un mois. Jeune adulte accro aux jeux vidéo, il rejoint la Syrie en 2014. Proche de combattants français, selon les Kurdes, il acquiert des fonctions dans la police et l'armée de l'EI. Il s'est battu jusqu'au bout, jusqu'à la défaite de Daesh dans le village de Baghouz.
Aydin B., 30 ans. Détenu dans une autre prison que les deux autres, les Kurdes n'ont pas trouvé grand-chose contre lui. Recruté et radicalisé sur internet, le Lausannois a rejoint l'EI en 2015 avec sa femme. Peu après leur arrivée, le couple déchante et essaie de rentrer en Suisse sans y parvenir.
Aydin B. a toujours affirmé ne pas s'être battu, information invérifiable. Une note de l'EI fait état du fait que Aydin B. pose problème, car il refuse de combattre. Fin 2017, alors qu'ils ont désormais une petite fille de 9 mois, le couple paie un passeur pour pouvoir rejoindre la Suisse. Le passeur les trahit et les remet aux Kurdes.