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Elisa Shua Dusapin: "L'écriture est une réponse au magma émotionnel intense en moi"

#Helvetica: Elisa Shua Dusapin, écrivaine
#Helvetica: Elisa Shua Dusapin / #Helvetica / 20 min. / le 2 mars 2024
L'écrivaine Elisa Shua Dusapin est l'invitée cette semaine de l'émission Helvetica. La Jurassienne y commente son rapport à l'écriture, au succès fulgurant et à un monde intérieur à cultiver pour mieux le transmettre.

On ne présente plus Elisa Shua Dusapin. Avec quatre romans dont les premiers traduits en de nombreuses langues, auréolée de nombreux prix littéraires dont le prestigieux National Book Award américain, l'autrice établie à Porrentruy est en quelques années devenue une figure incontournable du milieu littéraire romand, et plus largement en francophonie.

Alors que le film adapté de son livre "L'Hiver à Sokcho" sortira prochainement, la trentenaire est l'invitée d'honneur - aux côtés des auteurs Joël Dicker et Noémie Bischof - du Salon du livre de Genève, qui s'ouvrira le 6 mars. Avec, à la clé, une carte blanche pour des invitations d'auteurs.

Apporter des nuances

"C'est une forme de responsabilité de pouvoir montrer toute la diversité dans ce domaine littéraire qui peut vite être réduit, par le traitement médiatique, à quelques titres, alors qu'en réalité il y a une immense richesse. Avec toutes les questions géopolitiques mondiales actuelles, je me sens extrêmement touchée par le besoin de pouvoir apporter des nuances, des regards spécifiques et des angles de vue différents. Je crois qu'en cela, un Salon du livre est fondamental", affirme-t-elle dans l'émission Helvetica de la RTS.

Si, dans le monde de l'édition, la "saison" littéraire désigne la période commerciale au début de l'automne où paraissent le plus grand nombre d'ouvrages, les saisons d'Elisa Shua Dusapin, elles, reflètent a contrario les tensions intimes qui parcourent son activité d'écrivaine. Une délicate négociation entre visibilité et solitude, rayonnement et introspection, diffusion et concentration. Ainsi, à un automne "éreintant" - marqué par l'intense tournée promotionnelle pour la sortie de son dernier roman, "Le vieil incendie" - a succédé un hiver de repli dans le Jura, qui laissera à son tour la place à un printemps "qui s'annonce dense, très international", avant de repartir en été pour une résidence littéraire d'une année et demie.

Ça a changé toute ma vie, mon quotidien, mon rapport à l'écriture, au travail. Ça a changé aussi mes relations personnelles.

Elisa Shua Dusapin

Pour celle qui se dit obsédée de pouvoir conserver son temps d'écriture, "et l'ancrage, parce que c'est là que ça se passe", les périodes de promotion sont autant de temps volé à son vrai métier. "L'écriture, ce n'est pas être à ce point dans un rayonnement personnel. Je le fais avec plaisir, pour honorer les demandes et ce lectorat merveilleux qui est le mien, mais cela me rend d'autant plus consciente du besoin de rester concentrée."

>> Revoir l'interview d'Elisa Shua Dusapin dans le 19h30 à l'occasion de la sortie de son dernier roman: :

Entretien avec l’écrivaine Elisa Shua Dusapin, à l’occasion de la sortie de son nouveau romain intitulé "Le vieil incendie"
Entretien avec l’écrivaine Elisa Shua Dusapin, à l’occasion de la sortie de son nouveau roman intitulé "Le vieil incendie" / 19h30 / 4 min. / le 27 août 2023

Devoir gérer une vie d'autrice à succès est toutefois une contrainte relativement récente pour la Jurassienne. En 2021, quand la traduction de "L'Hiver à Sokcho" remporte le National Book Award américain et lui ouvre les portes du monde anglophone, l'effet sur la réalité de la jeune autrice est "cataclysmique". "Ça a changé toute ma vie, mon quotidien, mon rapport à l'écriture, au travail. Ça a changé aussi mes relations personnelles: pour le meilleur parfois, mais cela a aussi fait naître des situations étranges." Les multiples traductions, la présence aux Etats-Unis, dans le monde anglosaxon et ailleurs, peuvent en effet créer un foisonnement médiatique un peu trompeur, explique Elisa Shua Dusapin. "Mais dans la réalité, cela reste dans le domaine de la littérature", relativise-t-elle en souriant.

Restée fidèle à la maison d'édition suisse Zoé, à qui elle avait envoyé son premier manuscrit par la poste, elle explique: "Quand on sait que seul un manuscrit sur 1000 environ envoyés par le poste finit par être publié, c'est déjà suffisamment précieux pour que je reste fidèle à Zoé. Mais au-delà de ça, c'est une maison d'édition que je trouve fantastique par son exigence littéraire." D'autant que ses livres sont également publiés en version poche par Folio Gallimard: "je ne peux pas rêver mieux comme combinaison."

Même si on parle la même langue, on n'entend jamais vraiment la même chose, parce qu'on est des êtres fondamentalement différents.

Elisa Shua Dusapin

Côté style, on cherchera Elisa Shua Dusapin parmi celles et ceux qui pensent que moins, c'est plus, avec l'épure et la concision comme signature de ses récits. "Mes livres sont très courts et je mets des années à les écrire. Je n'ai pas une écriture fleuve, je dois plutôt m'arracher les mots." Un besoin de précision que l'autrice fait remonter à son environnement familial, plurilingue et cosmopolite - avec un père normand, une mère coréenne et trois soeurs, installés d'abord à Paris puis à Porrentruy. "J'ai toujours été consciente que si on emploie un mot dans telle langue, peut-être qu'il n'existe pas dans une autre langue. Et même si on parle la même langue, on n'entend jamais vraiment la même chose, parce qu'on est des êtres fondamentalement différents."

>> Réécouter l'interview d'Elisa Shua Dusapin dans l'émission La Vie à peu près :

Elisa [Roman Lusser / Editions Zoé (2023) - Roman Lusser / Editions Zoé (2023)]Roman Lusser / Editions Zoé (2023) - Roman Lusser / Editions Zoé (2023)
Elisa Shua Dusapin 3/5 - Sculpter le texte / La vie à peu près / 30 min. / le 17 janvier 2024

Celle qui vit des activités autour de l'écriture depuis qu'elle a 23 ans - avec certes les marges sur ses livres, mais surtout des oeuvres de commande pour le théâtre et le cinéma, et ses passages dans les écoles et festivals - récolte aujourd'hui le fruit de son assiduité. "La part financière qui revient aux droits d'auteur me permet petit à petit d'être assurée. Mais j'ai le principe de ne pas compter sur ça, pour ne pas dépendre de ventes de livres dans mon rapport à l'écriture. J'ai trop besoin de me sentir libre", affirme-t-elle.

J'écris tant que je ressens cet espèce de magma émotionnel tellement intense en moi que je ne peux pas vivre sans rien faire de cela.

Elisa Shua Dusapin

Et son succès n'a jamais tout à fait fini de la décontenancer. "Je reste toujours étonnée de ce qui m'arrive, dans une certaine mesure - parce qu'aussi je travaille beaucoup, et je connais le prix du travail et de la solitude que ça implique. Mais je dois avoir une sorte de bonne étoile."

Une bonne étoile au-dessus d'elle, et l'écriture comme voie toute tracée? "Je ne sais pas si j'écrirai jusqu'à la fin de mes jours", nuance Elisa Shua Dusapin. "Je le fais tant que je ressens cette espèce de magma émotionnel tellement intense en moi que je ne peux pas vivre sans rien faire de cela. Pour l'instant, cela prend la forme de l'écrit, mais ce n'est pas une certitude. J'essaie avant tout de rester la plus attentive possible à cette intériorité, à l'intuition, aux émotions que le monde charrie en moi, et ce que je sens devoir faire par rapport à ce que ça provoque en moi. L'écriture, c'est une réponse, pour l'instant."

Propos recueillis par Philippe Revaz

Adaptation web: Katharina Kubicek

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