Joseph Deiss: sur la question palestinienne, la Suisse "n'est plus conforme à ses principes"
Publié aux éditions Slatkine, le livre de l'ancien président de la Confédération est sous-titré "Plaidoyer pour une dynamique de la paix" et contient la réflexion d'un homme qui a consacré une partie de sa vie à promouvoir le respect des droits humains.
Fin connaisseur des traités internationaux, il a notamment guidé la Suisse vers son adhésion à l'ONU en 2002. Une institution en laquelle il continue de croire, malgré son impuissance (voir encadré). Dans Helvetica, il dresse toutefois un constat amer sur la situation mondiale et sur la place qu'y occupe la Suisse.
Critiques "lamentables" de l'UDC sur la neutralité
En tant que gardienne des Conventions de Genève, Berne a un rôle à jouer pour promouvoir leur respect, estime Joseph Deiss. Or, elle manque d'initiative: "Je ne veux pas critiquer le gouvernement en place, mais il est vrai que la Suisse (...) aurait certainement la possibilité de convoquer une réunion pour mettre au point ce qui ne fonctionne pas", argue-t-il.
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Pour le Fribourgeois, la conférence sur la paix du Bürgenstock allait dans cette direction. Mais elle a souffert des critiques ouvertes de l'UDC. "C'est à mon avis lamentable que nous ne puissions pas, tout le pays, nous mettre derrière le Conseil fédéral alors qu'il parlait pour la première fois de paix."
Une neutralité du 21e siècle
Ces critiques de la droite nationaliste dénonçaient principalement une violation de la neutralité helvétique. Joseph Deiss y décèle toutefois une vision dévoyée et obsolète de la neutralité et en appelle à une vision "formulée pour le 21e siècle".
Aujourd'hui, vous ne pouvez pas traiter de manière égale l'agresseur et la victime
"Sur l'Ukraine, le Conseil fédéral a fait tout juste dans un premier temps. Ce n'était pas nouveau, on a eu la même situation lors de la guerre au Kosovo: l'ONU n'avait pas décrété de sanctions contre la Serbie, c'est l'Union européenne qui en avait prises. Et nous les avons appliquées. Il n'y a pas eu tout ce débat à l'époque, parce que nous avions compris que si nous ne les appliquions pas, nous serions un pays qui essaie de tirer avantage de la guerre", développe-t-il.
Ainsi, pour le centriste, l'UDC et ceux qui critiquent le Conseil fédéral "oublient que nous ne sommes plus en 1907, avec des conventions basées sur un droit de faire la guerre. Nous sommes après la charte des Nations unies qui interdit le recours à la force et à la menace. Aujourd'hui, vous ne pouvez pas traiter de manière égale l'agresseur et la victime. (...) Ne pas reprendre les sanctions aurait permis à Poutine de les contourner, c'eût été une infraction à la neutralité."
La Suisse inconséquente sur la question palestinienne
En revanche, sur les opérations militaires d'Israël à Gaza, l'ancien ministre des Affaires étrangères fustige une posture trop complaisante de la Suisse: "Israël a été le 15e pays à ratifier les Conventions de Genève (...) et je suis effaré de voir que des gouvernements qui se veulent respectables n'en connaissent probablement même pas le contenu", assène-t-il.
"Par exemple, on a discuté pendant des semaines pour savoir quelle quantité d'aide humanitaire Israël devait laisser passer vers Gaza. Mais l'article 55 dit que l'occupant d'un pays doit fournir la nourriture et les soins nécessaires à la population du pays qu'il occupe. Donc les Israéliens ne devraient pas seulement laisser passer des convois, ils devraient les organiser eux-mêmes!", rappelle-t-il.
On dit qu'on reconnaîtra la Palestine quand elle aura un accord de paix avec Israël. Mais pourquoi on ne pose pas la même question à Israël?
Il dénonce aussi l'hypocrisie de la Suisse sur la non-reconnaissance d'un Etat palestinien. "La Suisse s'est toujours vantée d'être parmi les premières à reconnaître les nouvelles nations (...) et là nous sommes dans les derniers", observe-t-il. Pour lui, en limitant les financements de l'UNRWA ou en refusant que la Palestine ne devienne membre de l'ONU, la Suisse commet une inégalité de traitement et "n'est plus conforme à ses principes".
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"On a dit que ce n'était pas le bon moment. Mais c'est un argument qui permet de se défiler, ça fait 75 ans que ça dure! On dit qu'on reconnaîtra la Palestine quand elle aura un accord de paix avec Israël. Mais pourquoi on ne pose pas la même question à Israël, puisque les deux pays ont été créés en même temps? Il faudrait dire aussi à Israël: 'On vous reconnaîtra quand vous aurez un accord de paix avec la Palestine'. C'est une question de cohérence!"
Parler de paix
Au-delà de la critique, Joseph Deiss exprime un profond désir de recentrer le débat sur la paix. "Ce qui m'a frappé dernièrement, c'est qu'on ne parle plus que de sécurité, de cessez-le-feu, d'armement... C'est pour ça que la conclusion de mon ouvrage, c'est un appel à parler de paix", explique-t-il.
Et face au désarroi et à l'impuissance qu'il constate dans son entourage, et qu'il confie lui-même ressentir, il s'interroge: "Que pouvons-nous faire de mieux que de refuser que l'on parle de guerre et d'imposer à nos dirigeants qu'ils parlent de paix? Certes, il faut arrêter les carnages, mais aussi parler de ce qui viendra après."
Propos recueillis par Philippe Revaz
Texte web: Pierrik Jordan
"Le problème ce n'est pas l'ONU, ce sont ses membres"
Interrogé sur l'impuissance de l'ONU face aux violations du droit humanitaire et de ses propres chartes, Joseph Deiss estime que la critique ne doit pas s'appliquer à l'organisation elle-même, mais à ses membres. "Lorsqu'on dit que l'ONU ne fonctionne pas, on se met du côté de ceux qui pensent que les Nations unies doivent fonctionner comme un Etat, avec des moyens coercitifs qu'elles n'ont pas."
Par ailleurs, la charte de l'ONU spécifie qu'il faut défendre l'intégrité de chaque membre. "Comment voulez-vous imposer des comportements à un membre sans marcher sur son indépendance et sa souveraineté?"
"Si tout le monde respectait les règles pour lesquelles les 193 membres des Nations unies se sont engagés, il n'y aurait pas de problème. Donc le problème ce n'est pas l'ONU, ce sont ses membres! Et ces deux ou trois dernières années, on a vécu des infractions quotidiennes à tout ce qui a été établi", déplore-t-il.