Pour la première fois, un Etat (ici la Suisse) se voit épinglé pour inaction climatique. Dans son jugement prononcé mardi, la CEDH estime que Confédération s'est rendue coupable de "graves lacunes, faute d'avoir agi en temps utile et de manière appropriée et cohérente" face à l'urgence de la situation.
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Cet arrêt historique aura pourtant des conséquences bien au-delà de nos frontières. Explications.
Que dit l'arrêt?
La CEDH, chargée de veiller au respect de la Convention européenne des droits de l'homme, avait reçu une requête de l'association suisse des "Aînées pour la protection du climat". Ces femmes considéraient que Berne ne prenait pas de mesures suffisantes pour atténuer les effets du changement climatique, en violation de leurs droits à la vie, à la santé et au bien-être.
La grande chambre, formation la plus solennelle de la CEDH composée de 17 juges, a traité ce dossier en priorité. Si elle a donné raison à l'association suisse, elle a en revanche rejeté les requêtes individuelles formulées par quatre membres de l'association.
Elle conclut que la Confédération, "faute d'avoir agi en temps utile et de manière appropriée et cohérente", a manqué à ses obligations et s'est rendue coupable de "graves lacunes", notamment en ne quantifiant pas les limites nationales applicables aux gaz à effet de serre (GES), par exemple à l'aide d'un budget carbone.
Par conséquent, la Cour a jugé qu'il y avait eu violation de l'article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la convention. Elle a en outre dit qu'il y avait eu violation de l'article 6 relatif à l'accès à un tribunal. La Suisse doit verser 80'000 euros (environ 78'500 francs) à l'association pour frais de justice.
Invitée dans l'émission Forum, la coprésidente des Aînées pour le climat, Anne Mahrer, se réjouit d'avoir "amené un résultat historique". "Nous avons écrit l'histoire et amené la protection du climat comme un droit humain", souligne-t-elle.
"C'est une victoire pour toutes les personnes qui se battent pour que l'on prenne en considération dans le monde politique et dans le monde étatique la lutte contre le changement climatique ou l'urgence climatique", estime quant à lui le constitutionnaliste Pascal Mahon dans le 19h30 ."Et ce n'est pas seulement les militants du climat, mais ce sont aussi les experts qui, depuis des années, nous disent qu'il faut qu'on fasse quelque chose".
Quelles conséquences?
L'arrêt de la CEDH est définitif. La Suisse a l'obligation de le respecter et donc de redoubler d'efforts pour lutter contre le changement climatique. "Cet arrêt détaillé sera analysé avec les autorités concernées et les mesures que la Suisse doit prendre pour l'avenir seront examinées", a indiqué le représentant du Conseil fédéral.
Pour Pascal Mahon, "il est trop tôt aujourd'hui pour dire ce qui va changer concrètement". "Les arrêts de la Cour ont un effet déclaratoire. La Cour a déclaré qu'il y a une violation et que la Suisse a l'obligation de mettre en œuvre cet arrêt. Il y a une obligation d'exécuter, mais la Suisse a le choix des moyens", précise-t-il.
"Le Conseil fédéral devra analyser la situation, voir quelles sont les mesures à prendre, proposer des mesures d'ordre législatif, par exemple au Parlement. Donc il ne faut pas non plus se faire trop d'illusions", prévient le spécialiste du droit constitutionnel. "On ne peut pas dire aujourd'hui que cet arrêt va changer du jour au lendemain beaucoup de choses".
Le comité des ministres du Conseil de l'Europe vérifiera que la Suisse se conforme à cet arrêt. "Nous allons être extrêmement attentives à ce que la Suisse mette en oeuvre la décision", a averti Anne Mahrer. "Maintenant, il faut faire des pas de géant pour arriver réellement aux accords de Paris et à ce que la Cour, dans son arrêt, a décrété".
La militante écologiste dit espérer "une mise en œuvre des lois CO2, évidemment très ambitieuse". "La Suisse n'est pas parvenue à ce à quoi elle devait arriver en termes de CO2. Elle n'a pas de budget carbone et il y a un certain nombre de remarques que la Cour a faites que la Suisse va devoir prendre en compte", indique-t-elle.
Et maintenant?
L'arrêt fait jurisprudence, c'est-à-dire qu'il pourra servir de référence dans d'autres dossiers portant sur le changement climatique - il y a actuellement plusieurs autres affaires devant la CEDH en lien avec ce sujet. Cette décision a des implications pour la Suisse mais pas seulement: elle s'applique dans les 46 Etats membres du Conseil de l'Europe.
"Cet arrêt fait jurisprudence. Ça veut dire que les 46 pays du Conseil de l'Europe sont sous cette jurisprudence et c'est évidemment très important", affirme Anne Mahrer. "Il y a un comité des ministres qui s'occupe de vérifier que les pays concernés par cette jurisprudence mettent en œuvre les décisions prises par la Cour. Et nous y veillerons aussi, bien entendu", promet-elle.
Dans son arrêt, la CEDH explique que les autorités nationales disposent d'une "marge d'appréciation" et peuvent choisir les mesures à mettre en place pour atteindre leurs objectifs, mais la cour a toutefois précisé ce qui était nécessaire.
Un Etat doit ainsi avoir des objectifs précis en matière de réduction des gaz à effet de serre, un budget carbone ou tout autre méthode équivalente de quantification des futures émissions de GES, ainsi qu'un mécanisme de suivi pour vérifier que ces objectifs sont atteints.
"La Cour a posé une liste d'exigences pour qu'un Etat se conforme à ses obligations climatiques et ça c'est tout à fait nouveau et c'est quelque chose de très spectaculaire et très réjouissant", s'est félicité Raphaël Mahaim, l'un des avocats de l'association des Aînées suisses pour le climat, par ailleurs conseiller national (Vert-e-s/VD). "Il y a de grands espoirs que les choses bougent assez rapidement".
"Ce n'est que le début en matière de contentieux climatique: partout dans le monde, de plus en plus de gens traînent leur gouvernement devant les tribunaux pour les tenir responsables de leurs actions", a salué la militante suédoise Greta Thunberg, présente à Strasbourg pour la décision.
doe/edel avec l'ats