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La difficile quête de vérité des Suisses adoptés à l'étranger

Adoptions illégales
Adoptions illégales / Mise au point / 14 min. / le 3 mars 2024
Suite à la publication du rapport accablant du Conseil fédéral sur les illégalités dans les adoptions dans les années 70 et 80, de nombreuses victimes potentielles lancent des recherches sur leur origine. Au cœur des premières adoptions internationales en Suisse, Terre des hommes est accusée de ne pas faire face à ses responsabilités.

En décembre dernier, le Conseil fédéral a communiqué les résultats d'un rapport confirmant l'existence de pratiques illégales lors d'adoptions internationales durant les années 70 et 80. On évoque des traites d'enfants, des falsifications de documents et de fausses indications d'origine.

Pour les personnes adoptées dans ces années-là, cette annonce est un choc. "Je me suis effondrée, je pleurais", raconte dans Mise au point Béatrice, originaire de Corée du Sud, un des dix pays concernés. "J'avais des doutes sur ma date de naissance, confirmés par un test des os. Cela montrait déjà le caractère illégal de mon adoption. Alors, cette reconnaissance de la Confédération, ça m'a fait mal. C'est comme si on me plantait un couteau."

>> Lire à ce sujet : Le Conseil fédéral veut agir après la découverte de milliers d'adoption illégales et La Suisse a fermé les yeux sur les adoptions illégales d'enfants srilankais

"C'est un vrai chemin de croix"

De son côté, Sylvie, aussi d'origine coréenne, a pensé à ses parents adoptifs décédés depuis plusieurs années. "Ils n'auraient jamais pu s'imaginer, dans les années 70, avoir adopté un enfant qui a peut-être été enlevé, volé à sa propre famille biologique", relate-t-elle.

Adoptée en 1970, Sylvie a décidé de reprendre ses recherches d'origine suite à la publication du rapport. "C'est un vrai chemin de croix. J'ai contacté Terre des hommes, l'intermédiaire qui m'a fait venir en Suisse. Mais on m'a renvoyé auprès des autorités cantonales (lire encadré)."

Après plusieurs semaines, elle a pu consulter son dossier, mais les informations sont laconiques. Souvent, les personnes adoptées entreprennent elles-mêmes des investigations. Elles peuvent aussi compter sur des aides, comme Espace A à Genève, ou le Bureau d'Aide à la Recherche des Origines (BARO) à Lausanne. "Depuis l'annonce du Conseil fédéral, une dizaine de personnes nous a contactés pour entamer des recherches d'origine", déclare Sitara Chamot, co-fondatrice du BARO.

En Corée du Sud, des documents parfois falsifiés

La Corée du Sud est particulièrement concernée par ces adoptions illégales. De récentes enquêtes ont révélé de nombreux actes illicites. Sur place, c'est notamment le programme d'adoption Holt qui propose alors des enfants. Des documents d'adoption ont parfois été fabriqués, enregistrant des enfants comme orphelins alors qu'ils avaient une mère biologique en vie.

Près de 200'000 enfants coréens ont été adoptés dans le monde, dont un millier en Suisse, dès 1968. C'est alors l'ONG Terre des hommes qui travaille directement avec Holt.

L'historien franco-brésilien Fabio Macedo est l'auteur d'une thèse publiée en 2020 sur l'adoption internationale. Selon ses recherches, au début, l'ONG suisse occulte bel et bien les aspects légaux. "La question de comment l'enfant a été retiré à sa famille biologique ne se pose pas", explique-t-il. "On ne se demande pas non plus comment ont été produits les documents d'état civil des enfants. Alors que l'on sait dorénavant que Holt les a parfois falsifiés."

Mais selon l'expert, Terre des hommes va changer ses pratiques et prendre en compte les aspects légaux dès la fin des années 70. En 2007, l'organisation vaudoise va même dénoncer les dérives de l'adoption internationale. Et en 2013, elle décide d'arrêter son rôle d'intermédiaire.

Cette double posture interpelle. Mais l'organisation met en cause le contexte de l'époque. "L'écosystème de l'adoption internationale a changé. Durant les années 60, 70, 80 et encore 90, il y avait une perspective très occidentale de l'aide aux pays de l'hémisphère sud", répond la directrice Barbara Hintermann. "Heureusement, Terre des hommes a évolué, et s'est dit qu'elle ne voulait plus travailler comme ça, ce n'est plus approprié."

Fermeture du service post-adoption

L'ONG est aussi critiquée sur un autre aspect. Selon des informations de la RTS, fin 2022, elle a fermé discrètement son service ROAD dédié à la recherche d'origines. Ce service accompagnait les personnes adoptées par ses soins.

Dorénavant, celles-ci sont orientées vers le canton de Vaud. De plus, sur son site internet, plus aucune mention n'est faite du rôle de l'organisation dans l'adoption internationale. Pour l'historien Fabio Macedo, l'institution fait fausse route. "On n'efface pas le passé", souligne-t-il. "C'est navrant et ce serait important que Terre des hommes, qui a été centrale dans l'apparition même de l'adoption internationale en Suisse et en Europe, puisse se reprendre, renouer et faire honneur à son histoire."

De son côté, Terre des hommes admet renvoyer les demandes au canton de Vaud, mais cela afin de respecter une ordonnance fédérale sur l'adoption entrée en vigueur en 2011. "Nous n'oublions jamais notre histoire liée aux adoptions internationales", réagit Barbara Hintermann. "Nous sommes transparents. Et nous continuons d'offrir un soutien, notamment psychologique, aux personnes qui sont venues en Suisse par notre intermédiaire."

 Loïc Delacour

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Les cantons sous pression

Ce sont les autorités cantonales qui ont la responsabilité de mettre à disposition des personnes adoptées leur dossier d’adoption, tout en garantissant les volontés des parents biologiques.

Certains observateurs dénoncent un manque de personnel et de compétences dans ce domaine. Selon les informations de la RTS, dans certains cantons, et selon la complexité de la demande, cela peut prendre jusqu'à deux ans avant qu'un requérant puisse consulter son dossier d'adoption.

Le canton de Genève confirme ce délai. “Un groupe de travail intercantonal, en collaboration avec l'Office fédéral de justice, mène actuellement des réflexions sur la manière dont les autorités peuvent améliorer leur réponse aux demandes d'accès aux origines présentées par des particuliers”, ajoutent les autorités genevoises.