La moitié des barrages suisses ne participent pas à l'effort contre le blackout électrique
Le système des réserves hydroélectriques hivernales ne fonctionne pas aussi bien que la Confédération ou les politiques l'espèrent. Si la lutte contre une éventuelle pénurie d’énergie apparaît d’intérêt public, toutes les sociétés hydroélectriques ne se sentent pas investies de la mission d'y contribuer.
Grâce à une procédure en transparence et à une médiation chez le Préposé fédéral, la RTS a découvert que la moitié des complexes hydroélectriques du pays n'ont jamais proposé de mettre le moindre litre de leur eau en réserve.
La première année, quand le risque de pénurie était le plus marqué, les gros producteurs ont notamment mis très peu d'eau à disposition.
Ce constat interpelle, sachant que les sociétés électriques sont très souvent détenues en majorité par des collectivités publiques.
"Les propriétaires de ces barrages, les cantons en majorité, font des affaires et ne regardent pas la nécessité du pays, de la population et de l'économie", lance dans La Matinale le conseiller national socialiste tessinois Bruno Storni. "Nous avons payé les barrages, mais ils ne nous appartiennent plus. De facto, c'est un business pour les cantons", déplore-t-il.
Système lucratif
Les entreprises qui participent aux appels d'offres ne font pas vraiment des prix d'amis. Les indemnités qui sont versées en contrepartie du stockage sont la plupart du temps supérieures aux tarifs du marché. Et il s'agit des offres les moins chères, puisque les plus coûteuses sont écartées par le processus de mise aux enchères.
C'est dire si cela n'est par charité que les sociétés hydroélectriques renoncent à utiliser une partie de leur eau. La première année, le plus grand producteur d'énergie du pays, Axpo, avait d'ailleurs été critiqué pour avoir misé à des prix très élevés. Et ce, alors que la Confédération venait d'accepter de lui prêter 4 milliards de francs.
"Je ne suis pas étonné, car nous sommes dans une logique concurrentielle", déclare Benjamin Roduit, conseiller national du Centre et président de Swiss Small Hydro, faîtière des petites centrales hydrauliques. "Lorsque vous faites des réserves, vous ne pouvez pas injecter dans le réseau des kilowattheures pouvant être très intéressants à un moment donné sur le marché. Des entreprises jouent le jeu, d'autres jouent à la retirette", analyse-t-il.
350 millions dépensés "au cas où"
La réserve hydroélectrique hivernale a déjà rapporté 350 millions d'euros aux barrages, sans n'avoir jamais dû être activée. Ce montant est financé uniquement par les consommateurs d'électricité, depuis qu'une ligne correspondante est apparue sur les factures d'électricité. Son coût pour les ménages est d'environ 1 centime par kilowattheure. Il explique en partie la hausse des prix de l'énergie constatée ces dernières années.
Le monde politique ne s'est pas accommodé de ce système de mises aux enchères facultatives, qui vit donc sa dernière saison. La nouvelle loi sur l'électricité, acceptée le 9 juin 2024, prévoyait un changement profond de paradigme. A partir de l'hiver 2025-2026, tous les barrages seront obligés de garder de l'eau.
Tout l'enjeu maintenant sera de savoir en échange de quel prix, ce qui va dépendre des détails de l'ordonnance d’application du Conseil fédéral. Celle-ci est actuellement en consultation. Or, tout indique que les entreprises en profiteront pour faire part de leurs remarques.
Entreprises critiques
Sollicitée par la RTS, Romande Energie estime par exemple que pour certains barrages, l'obligation de constituer une réserve "n'est pas pertinente". Axpo avance que la flexibilité exigée des barragistes a une valeur et que donc "l'expropriation de l'eau devra être entièrement indemnisée, conformément à la Constitution".
Une ordonnance trop contraignante pour les barrages risque de se heurter à une action en justice, tant la lutte contre un blackout électrique est une affaire d'énergie, de politique, mais aussi de droit et de gros sous.
Romain Carrupt/miro