C’est une sorte de rituel ancestral, unique au système judiciaire suisse: les juges fédéraux et cantonaux, à quelques exceptions près, sont tenus de verser ce qu’on appelle des "taxes de mandat" à leur parti. Il s'agit parfois de forfaits fixes ou de pourcentages de salaire. Cet impôt, qui ne repose sur aucune base légale, est considéré comme une contribution des magistrats aux partis politiques dont ils sont membres.
En Suisse, l’écrasante majorité des juges est en effet membre d’un parti. Les parlementaires fédéraux et cantonaux proposent les candidates et candidats aux fonctions dans la magistrature, en fonction d’une clé de répartition qui reflète le poids politique des partis. Ce système de taxes fait l’objet de larges critiques, car il peut induire le soupçon sur l’indépendance des juges à l’égard des pressions politiques.
Manque de transparence
Le montant exact ainsi que les modalités de versement de ces taxes sont loin d’être transparents, surtout dans les cantons. Sur la base d’un questionnaire envoyé à toutes les sections locales des principaux partis politiques des sept cantons romands, y compris le canton de Berne, l’émission Temps Présent a pu reconstituer ce que versent les magistrats judiciaires à leurs partis.
Au total, les juges romands versent entre 500'000 et 660'000 francs, tous partis confondus. Les 19 cantons suisses-alémaniques et le Tessin n’ont pas été interrogés, mais sur la base des versements des juges romands, on peut extrapoler une fourchette se situant entre 1'300'000 et 1'800'000 francs pour ces cantons. On arrive donc à un total se situant entre 1'800'000 francs et 2'460'000 pour les contributions cantonales.
L'UDC, parti qui reçoit le plus des juges fédéraux
A cette fourchette, il faut ajouter les contributions des 135 juges fédéraux, répartis entre quatre Tribunaux fédéraux. Les chiffres sont ici beaucoup plus précis, car depuis cette année, les nouvelles dispositions relatives à la transparence du financement de la vie politique imposent aux partis politiques de déclarer les montants versés par leurs magistrats fédéraux au Contrôle fédéral des finances.
Mis en ligne en septembre dernier dans un registre électronique public, le cumul des montants versés par les juges fédéraux se monte à 681'600 francs. L’UDC et ses 32 juges fédéraux tient la tête (186'000 francs), suivi du PS (177'000 francs), des Vert-e-s (163'000 francs), du Centre et des Vert'libéraux (chacun environ 64'000 francs), le PLR fermant la marche avec 27'500 francs.
Le total des "taxes de mandat" versées par les juges fédéraux et cantonaux à leurs partis politiques se situe donc dans une fourchette de 2'481'000 francs à 3'141'000 francs.
Les juges critiquent ce système
Interrogés par Temps Présent, la plupart des juges critiquent vigoureusement ce système de taxe de parti. "Les juges sont vraiment indépendants", affirme Yves Donzallaz, Président du Tribunal fédéral. "Mais cette image donnée, de dire 'tu dois payer ta charge, tu veux être juge, tu paies ta charge !', c'est extrêmement négatif", estime-t-il.
Ancien Président de la Cour suprême du canton de Zurich, l’ancien juge Martin Burger est lui aussi très critique: "On n'aime peut-être pas l’entendre, mais l'impôt de parti a aussi une fonction de protection. Dans le jargon mafieux, on appelle cela le 'pizzo'. Celui qui paie l'impôt du parti continue à être soutenu par le parti lors des élections et il est généralement réélu. Celui qui ne paie pas, alors là, on ne sait pas très bien ce qui peut se passer", illustre-t-il.
La Présidente de la Cour pénale cantonale neuchâteloise Marie-Pierre de Montmollin, également présidente de l’Association suisse des magistrats de l’Ordre judiciaire (ASM), s’inquiète que l’on puisse soupçonner les juges de payer pour progresser dans leur carrière: "Ces contributions n'influent pas sur les décisions qu'on rend. Concrètement, ce sont deux choses complètement différentes, c'est clair. Mais les gens pensent qu'on paie pour notre charge. Et ça, ça ne va pas, parce qu'on se dit: mais qui sont ces gens qui sont prêts à donner de l'argent pour avoir une mission publique? Ce n’est pas possible."
Un récent sondage mené par l’ASM auprès de ses 1300 membres (935 répondants) révèle que 83% d’entre eux demandent l’abolition de cette taxe. Sur le plan international, le Groupe d’Etats contre la corruption (GRECO) épingle régulièrement la Suisse à ce sujet. Ce groupe d’experts du Conseil de l’Europe, dont fait partie la Suisse, affirme dans son dernier rapport que ce système de taxes fait peser un vrai risque de corruption sur les juges suisses.
Des politiciens pour, d'autres contre
Du côté des politiques, certains estiment que ces contributions versées par les juges sont la moindre des choses, compte tenu de leurs salaires: 170'000 francs en moyenne pour un juge cantonal, entre 220'000 et 360'000 francs pour un juge fédéral.
L’UDC Manfred Bühler, conseiller national et avocat, qualifie de "grotesques" les appréciations du GRECO. "Ces contributions aux partis sont aussi un faux problème parce qu’elles sont négligeables, à la fois dans le budget des partis et par rapport aux revenus des juges. Mais je crois que c'est une forme de reconnaissance légitime que les juges apportent annuellement au parti qui les a soutenus", estime Manfred Bühler.
Du côté des Vert-e-s, qui encaissent jusqu’à 22'000 francs par juge fédéral élu sur le ticket du parti, on est prêt à abolir la taxe, pour autant qu’on trouve un autre système de financement des partis, dès lors que les Vert-e-s refusent l’argent des banques et des lobbies.
Projet d’abolition bloqué à Genève
Particulièrement remonté contre cette taxe, le conseiller aux Etats genevois Mauro Poggia et son parti MCG ont déposé un projet de loi cantonal pour abroger la taxe de parti réclamée aux juges. Le projet est toujours pendant devant le Grand Conseil genevois, bloqué depuis de longs mois. "Plus personne ne veut la transparence", accuse Mauro Poggia. "Tous ces champions de la loi sur la transparence qui demandent systématiquement que l'on dévoile tout au niveau de l'administration, là, ils sont tous absents. Gauche et droite, c'est la Sainte alliance pour l'omerta", critique encore l'élu.
Les choses changent pourtant, très lentement, en particulier en Suisse romande. En automne 2020, l'ensemble des magistrats du canton du Jura avait fait savoir au Parlement cantonal que, pour préserver leur indépendance judiciaire, ils ne verseraient plus de contributions de mandat à leur parti politique. A Neuchâtel, l'Association des magistrats judiciaires neuchâtelois demande aux partis politiques de renoncer à solliciter des cotisations auprès des juges et des procureurs. Elle recommande aussi à ses membres de ne plus verser de contribution obligatoire.
Jean-Philippe Ceppi et Dimitri Zufferey