"Mon rêve, c'est juste de liquider mes dettes": toujours plus de personnes sont dans le viseur des poursuites
En 20 ans, les procédures de poursuites ont presque doublé en Suisse. La hausse est encore plus marquée dans les dernières années. Le nombre de commandements de payer a bondi de 10% en 2023, selon l'Office fédéral de la statistique. Désormais, une personne sur huit vit au quotidien avec des arriérés de paiement.
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Le phénomène touche tous les cantons romands, où de plus en plus de personnes sont prisonnières à vie des poursuites. Dans les locaux de l'Office des poursuites du district fribourgeois de la Gruyère, une quinzaine de fonctionnaires croulent ainsi sous le travail. Chef de service depuis 25 ans, Pascal Lauber s'inquiète de ces évolutions récentes.
Il y a des gens, des couples qui travaillent à plein temps mais qui ne gagnent pas assez. Il faut ouvrir les yeux. Ça existe en Suisse!
"La Gruyère, c'est 58'000 habitants et 24'000 poursuites introduites par année. En 2024, à la fin du mois d'août, on était à 12% d'augmentation. Donc je pense qu'on va encore battre tous les records" sur la fin de l'année, alerte-t-il dans l'émission Mise au Point.
"Il y a des gens, des couples où les deux travaillent à plein temps mais ne gagnent pas assez", poursuit-il. "Avec le coût de la vie qui augmente chaque année sur des choses qu'on ne peut pas maîtriser, ces gens, au lieu d'être du bon côté de la barrière, tombent du mauvais côté. Il faut ouvrir les yeux. Ça existe en Suisse. Des fois, on a tendance à l'oublier!"
Une rupture, puis la spirale
Dessinatrice en bâtiment, Annabelle s'est trouvée projetée dans la spirale de l'endettement par une séparation. Elle doit alors emménager seule avec sa fille.
"C'est parti de là. Toute seule, même en ayant un salaire plus ou moins correct, il suffit d'un imprévu, d'un loyer à payer seule, de racheter des meubles, et le fossé se creuse", témoigne-t-elle.
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Cette habitante de Cornol (JU) ouvre chaque jour sa boîte aux lettres avec la boule au ventre: "Quand je vois les piles de courrier, je sais exactement ce qu'il y a dedans." Factures, rappels, avertissements et poursuites s'accumulent au fil des mois. La Jurassienne a aujourd'hui environ 21'000 francs de dettes, principalement réclamées par les assurances maladie et les impôts.
La pesanteur du stigmate
Son appartement témoigne d'une vie de débrouille. Beaucoup de récupération, de seconde main, et des repas bricolés pour coûter le moins cher possible. Et face aux caméras, son sourire de dignité cache une profonde tristesse qui prend parfois racine dans le malaise de ses proches. "Typiquement, j'ai été faire des courses avec une amie... Elle m'a dit que ça lui faisait mal au cœur de faire les courses avec moi, de me voir compter tous les centimes alors qu'elle pouvait prendre ce qu'elle voulait", raconte-t-elle.
Mon rêve, c'est juste de liquider mes dettes. Gagner 22'000 francs pour régler ma situation. Je n'ai besoin de rien d'autre. Je ne demande pas la lune, je n'en aurais aucune utilité
Annabelle continue de se battre pour elle-même et pour sa fille Angela. La collégienne de 15 ans a appris à vivre dans la précarité et à surmonter le regard des autres. "Des fois, c'est compliqué. Avec le style vestimentaire par exemple, on n'a pas forcément d'argent pour acheter des belles chaussures. Donc au début, on me faisait des réflexions", témoigne-t-elle. "Maintenant, je passe un peu à travers. C'est des habits, hein, ça ne fait pas quelqu'un."
Le minimum vital pour tenter de s'en sortir
L'adolescente est combative et persuadée que sa mère parviendra à arranger sa situation. "Elle a beaucoup bossé et elle bosse encore vraiment beaucoup pour qu'on puisse se faire plaisir, malgré le fait qu'on n'ait pas forcément les moyens pour tout", dit-elle.
Quant à Annabelle, elle n'aspire qu'à sortir un jour de la prison des poursuites. "Mon rêve, c'est juste liquider mes dettes. Gagner 22'000 francs pour régler ma situation. Être 'normale', pouvoir mettre de l'argent de côté et partir en vacances. Je n'ai besoin de rien d'autre. Je ne demande pas la lune, je n'en aurais aucune utilité", conclut-elle.
Mais sur un salaire de 3500 francs, l'Office des poursuites ne lui laisse que le minimum vital, de quoi payer le loyer, la nourriture et les charges obligatoires. Le reste est saisi. Et malgré des budgets serrés élaborés avec sa conseillère chez Caritas, l'Ajoulote a peu de chance de s'en sortir dans ces conditions.
Vous pouvez même perdre votre travail, parce que certains employeurs exigent que leurs employés n'aient aucune dette
Peu de solutions politiques à l'horizon
Responsable du département consultation et soutien chez Caritas Jura, où les demandes d'aides atteignent aussi de nouveaux records, Estelle Kamber dénonce les discriminations grandissantes qui touchent les personnes victimes de poursuites. "Vous ne pouvez pas trouver un logement. Vous ne pouvez pas changer d'abonnement de téléphone. Vous ne pouvez pas commander sur certains sites internet. Vous ne pouvez pas changer de caisse maladie si vous n'avez pas payé vos primes", énumère-t-elle.
"Et puis vous pouvez même perdre votre travail, parce que certains employeurs exigent que leurs employés n'aient aucune dette. Et si vous cherchez un nouvel emploi, c'est très compliqué parce que beaucoup d'employeurs demandent un extrait de l'Office des poursuites", poursuit-elle.
Plusieurs projets de loi sont examinés en ce moment par le Conseil fédéral pour trouver des solutions au piège de l'endettement, mais le chemin est encore long.
Reportage Mise au Point: Jérôme Galichet
Adaptation web: Pierrik Jordan
Un métier violent, difficile et sous pression
La trappe de l'endettement vire parfois au drame. En novembre 2023, le gérant d'un fitness près de Morges s'est suicidé devant des membres de l'Office des poursuites venus l'expulser. Les habitués du club ont crié leur colère sur les réseaux sociaux, mais entre des créanciers avides et des débiteurs aux limites de la pauvreté, le travail de ces offices est délicat.
Ces fonctionnaires tentent d'évaluer les revenus des personnes poursuivies, afin de procéder, quand c'est possible, à des saisies de salaire ou de certains biens. Et quand elles ne répondent pas aux convocations, les huissiers vont sur le terrain pour procéder aux fameuses saisies. Parfois, ils se muent aussi en détective pour retrouver certains débiteurs.
"On passe en revue les pièces et on constate s'il y a de la liquidité ou des objets, des tableaux, des montres, des bijoux qui auraient une certaine valeur. Dans ce cas-là, on les saisirait", explique l'un d'eux dans Mise au Point. Les biens courants de consommation sont toutefois protégés. Télévisions, canapés ou autres mobiliers ne peuvent donc plus être saisis. "Il y a un minimum légal qu'on doit laisser. Et ça ne serait pas réalisable."
Les personnes touchées sont généralement coopératives, mais les huissiers sont parfois la cible d'intimidations. "En 26 ans, j'ai quand même eu des soucis", témoigne Pascal Lauber. "Ma voiture a été démontée, mes pneus crevés, on nous a poursuivis avec une clé à molette... Ça arrive aussi quelques fois de devoir se faire protéger par la police, parce qu'on sait que la personne est agressive. Mais très souvent, les gens acceptent notre vision", raconte-t-il.