Thomas Herquel: "L'augmentation de la pauvreté en Suisse a contribué à l'implantation du crack"
Dérivé bon marché de la cocaïne, le crack est une substance hautement addictive qui peut engendrer des comportements frénétiques. Sa consommation est liée à des phénomènes de violence et des problèmes de santé majeurs.
A Genève, la substance a fait son apparition de manière spectaculaire depuis 2020. L'été dernier, elle a été bannie du local d'injection Quai 9 par l'association Première Ligne qui gère le lieu, ses responsables estimant que le site n'était pas adapté à cette drogue.
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Mais un plan d'action transversal adopté par le Conseil d'Etat genevois en octobre 2023 prévoit, entre autres, la construction d'une annexe qui abritera un nouvel espace de consommation et de repos lié au crack. "On espère ouvrir avant la fin de l'année", annonce Thomas Herquel, directeur de Première Ligne. "On a reçu toutes les autorisations cantonales et on va pouvoir démarrer le chantier dans les prochains mois ou semaines", fait-il savoir dans La Matinale de la RTS mardi.
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Un nouvel espace pour offrir du répit
Le spécialiste explique que cette annexe doit permettre d'accueillir tous les types de consommations, mais que le projet va au-delà d'une simple salle pour se droguer en toute tranquillité. Il s'agit notamment d'offrir un accès à l'eau, à la nourriture et un endroit pour se reposer aux personnes dépendantes, mais aussi d'atténuer la compulsivité de la consommation.
"Le problème majeur de cette drogue, c'est la compulsivité qui y est liée", explique Thomas Herquel. "L'effet est très court et le manque revient vite. Certaines personnes auront une consommation quasi frénétique, oubliant de boire, de manger, voire de dormir pendant plusieurs jours. C'est ça qui aura de vrais impacts sur la santé." Et à moyen-long terme, le produit lui-même aura aussi des effets, notamment sur la fragilité cardiovasculaire. "La cocaïne, ce n'est pas anodin comme produit."
Il faut donc un nouvel espace "qui permette de diminuer un tout petit peu la frénésie de consommation, et d'offrir un lieu de répit en journée aux consommateurs qui sont aussi les premières victimes de violences et d'agressions", poursuit-il. "On fait l'hypothèse qu'un lieu sécurisé dans lequel ils peuvent consommer à l'abri des regards va aussi permettre de diminuer la pression psychologique et potentiellement la consommation."
Le travailleur social fait état d'un soutien de la part d'une majorité des habitants et habitantes du quartier. "Il y a toujours des gens qui ont une certaine crainte, qu'on comprend et qu'on respecte. On a aussi des moyens pour aller à leur rencontre, expliquer la situation et voir ce qui peut être fait pour essayer de diminuer les impacts négatifs."
L'impact des crises et de la précarité
Après une augmentation fulgurante des nouveaux consommateurs pendant deux ou trois ans, "on est désormais sur une crise qui s'est stabilisée à un niveau élevé", estime Thomas Herquel, avec encore "une petite hausse" en 2024. Pour lui, il est évident que l'augmentation de la pauvreté en Suisse est l'un des éléments "qui a créé une sorte de terreau fertile" à l'implantation du crack.
"Je pense que les différentes crises qu'on a traversées, dont celle du Covid, ont amené une précarisation globale. Pour les plus pauvres d'entre nous à Genève, il y a tout d'un coup cette drogue qui est arrivée, qui était extrêmement bon marché, moins de dix francs la dose, et qui a donc eu un succès assez fou", analyse-t-il.
"En plus, c'est un excitant. Et dans cette période aussi post-Covid où tout était un peu au ralenti, où il était un peu difficile de se motiver, la cocaïne a peut-être eu plus de succès que des drogues dépressives comme l'héroïne ou d'autres médicaments."
Un marché à repenser
Si la nouvelle annexe du Quai 9 doit fournir une aide bienvenue dans la lutte contre les effets du crack à Genève, elle ne sera évidemment pas suffisante, prévient Thomas Herquel. La question de la précarité, notamment, doit être prise en compte.
Il faut trouver un système qui permette de sortir du marché noir et en même temps de ne pas rentrer dans une économie purement capitaliste
Selon lui, il ne faut pas se bercer dans l'illusion d'une solution unique. Le problème appelle une réflexion plus globale: "L'un des facteurs, c'est l'ultra-accessibilité de la cocaïne complètement gérée par le marché noir. On a vu qu'on n'arrivait pas à la juguler, il y en a des tonnes qui circulent en Europe et en Suisse. Et elle est devenue de très bonne qualité: c'est un des seuls produits qui a augmenté sa qualité mais diminué son prix ces dernières années", précise-t-il.
"Il y a donc des réflexions à avoir sur cette accessibilité, mais c'est important de le faire de manière un peu cadrée", poursuit Thomas Herquel. "On le voit avec le débat sur le cannabis: le plus grand risque, c'est (...) d'avoir de gros acteurs qui se mettraient à en faire la promotion, avec des goodies ou des produits d'appel pour les mineurs. Il faut qu'on trouve un système qui permette de sortir du marché noir, avec toute la violence qui y est liée, et en même temps de ne pas rentrer dans une économie purement capitaliste. Il y a un chemin à trouver qui n'est pas évident, parce qu'on n'en a pas l'habitude."
Propos recueillis par Aleksandra Planinic Texte web: Pierrik Jordan
"Petit appel à candidats et candidates"
Une fois l'extension du Quai 9 réalisée, encore faudra-t-il trouver du personnel pour prendre soin des bénéficiaires. Or, les candidatures se font rare pour ces emplois délicats.
"Je pense qu'on a un peu asséché tout le bassin, donc s'il y a des gens qui s'intéressent, n'hésitez pas à venir", sourit le responsable de Première Ligne Thomas Herquel dans La Matinale, lançant un "petit appel à candidats et candidates".
"C'est effectivement un métier difficile mais aussi méconnu. Donc j'encourage les gens à venir voir, à venir discuter, parce qu'il y a aussi beaucoup de très beaux moments avec des gens qui méritent vraiment notre attention et qui méritent d'être rencontrés", plaide-t-il.
"Mais c'est sûr que c'est difficile", poursuit-il. "En plus, on tente de nouvelles choses, donc c'est parfois compliqué de se projeter dans ces postes. Par exemple, on a ouvert un poste d'infirmier ou infirmière pour l'hébergement. C'est une première, donc on ne sait pas exactement en quoi ça va consister."
Des comparaisons entre villes suisses à relativiser
Si l'on parle beaucoup de la situation à Genève, d'après les résultats des analyses des eaux usées de l'OFSP, la cité de Calvin n'est que la sixième ville la plus atteinte par la consommation de crack en Suisse. Lausanne et Coire arrivent en tête.
Le directeur de Première Ligne Thomas Herquel relativise toutefois ces mesures, dont les techniques sont relativement nouvelles pour cette substance. "Elles ont été sûrement très bien faites, mais ils ont isolé une métabolite qu'ils ne connaissaient pas jusqu'ici. Donc on peut se demander comment c'est mesuré, sur quel bassin de population", dit-il mardi dans La Matinale, énumérant plusieurs facteurs qui peuvent fausser les mesures, comme la topographie lausannoise "très en pente" où les substances résiduelles sont peut-être davantage regroupées au même endroit.
"Ce qu'on a vécu de particulier à Genève, c'est une augmentation très rapide qui a mis tout le monde en difficulté, donc on en a beaucoup parlé. C'est un problème qui n'existait pas en 2020 et qui existe de manière très forte aujourd'hui", expose-t-il.
"À l'inverse, Lausanne connaît le crack depuis très longtemps. Et puis la grosse différence, c'est qu'à Lausanne, les gens achètent de la cocaïne et la 'cuisinent', c'est-à-dire la transforment eux-mêmes en crack, ce qui prend un peu de temps. À Genève, il y a une consommation de crack prête à l'emploi, ce qui renforce la consommation compulsive."