Comprendre la relation tumultueuse entre la Suisse et l’Union européenne

Grand Format

Introduction

Ces dernières années, les liens entre la Suisse et l’Union européenne ont connu d’innombrables épisodes. Entre désillusions, espoirs, négociations ratées et accords frustrés, il est facile de se perdre. Retour sur cette saga au travers de quatre épisodes marquants.

Episode 1
Un dimanche noir pour le Conseil fédéral

KEYSTONE - ROLF SCHERTENLEIB

Malgré la victoire, Christoph Blocher n’a même plus la force de faire la fête. Le politicien UDC part se coucher peu après 20 heures, éreinté. En ce jour du 6 décembre 1992, le peuple a refusé d’adhérer à l’Espace économique européen (EEE). La population dit non à 50,3%, suivie par 18 cantons sur 26. Conséquence, la Suisse ne fera pas partie du marché européen, qui permet aux personnes, aux biens, aux services et aux capitaux de circuler librement entre les pays.

"C’est un dimanche noir", lâche le conseiller fédéral Jean-Pascal Delamuraz. L’expression fera date. De son côté, l’UDC jubile.  La campagne vient de révéler Christoph Blocher aux yeux du public suisse et constitue l’acte fondateur de la folle progression du parti dans les années à venir. En attendant, le Zurichois va mettre trois mois et un petit séjour à la montagne pour se remettre pleinement d’une campagne politique "très dure" et "lourde psychologiquement".

Le Conseil fédéral, lui, ne veut pas lâcher le morceau. D’après le gouvernement, la Suisse ne peut se permettre d’être privée d’un accès privilégié au marché européen: les droits de douane pénalisent les entreprises suisses et les consommateurs. Pour y remédier, le pays imagine une solution inédite en Europe: les accords bilatéraux. La Suisse va en conclure dans un certain nombre de domaines avec l’Union européenne.

La première série d’accords est signée en 1999, la seconde en 2004. Dans les urnes, le peuple valide à chaque fois ces traités. Par la suite, de nouveaux accords vont être signés. Aujourd'hui, ce sont 120 accords bilatéraux qui régissent les relations entre la Suisse et son voisin européen. Cent vingt textes censés pouvoir évoluer au gré des modifications de lois européennes sur lesquelles ils sont basés.

À chaque évolution du droit européen, Berne et Bruxelles doivent s’entendre pour adapter les traités. Depuis la signature des accords, elles ont par exemple actualisé leurs normes sur les jouets, les véhicules à moteur ou encore les ascenseurs. À chaque fois, si l’un des deux partenaires refuse de donner son consentement, pas de modification des textes. L’accord original reste tel quel.

Mais cette situation ne convient plus à l’Union européenne. Elle souhaite que la Suisse se soumette aux mêmes règles d’accès au marché européen que les pays de l’Union européenne. Et pour cela, elle attend que la Suisse reprenne systématiquement les évolutions du droit européen pour cinq accords en particulier. En termes techniques, on parle d’une "reprise dynamique de l’acquis communautaire".

En 2012, Bruxelles franchit un pas supplémentaire: tant qu’elle ne trouve pas d’accord avec la Suisse à propos de la reprise dynamique du droit européen, elle refusera de signer de nouveaux accords bilatéraux.

Et la volonté des Européens ne s’arrête pas là. Ce qui leur pose également problème, ce sont les désaccords non résolus entre eux et la Suisse. En cas de différend sur l’interprétation du droit, chaque partie peut, en l’état actuel des choses, camper sur ses positions. Aucune instance n’est en capacité de déterminer qui a raison. Les membres de l’UE veulent donc un arbitre.

D’une manière plus générale, l’UE réclame un accord qui fixe le cadre institutionnel des cinq accords bilatéraux d’accès au marché européen. D’où l’appellation "accord-cadre" ou "accord institutionnel".

En décembre 2013, le Conseil fédéral approuve un mandat de négociation avec l’Union européenne, un document qui fixe le cadre d’une négociation. Les cinq années suivantes vont être jalonnées de coups d’arrêt dans les négociations, de blocages, de concessions, de réunions au sommet… Jusqu’au 7 décembre 2018, date à laquelle la Suisse et l’UE finissent par trouver un accord. Mais le plus dur va commencer…

Episode 2
Oui, mais non

KEYSTONE - PETER SCHNEIDER

Décembe 2018, 56e congrès de l’Union syndicale suisse (USS). Dans la vaste salle d’un hôtel bernois, Pierre-Yves Maillard proclame son discours inaugural en tant que nouveau patron des syndicats du pays. Après des remerciements d’usage, le socialiste vaudois en vient à la politique. Premier sujet, l’Europe.

"On demande au Conseil fédéral simplement de respecter sa parole, et de ne pas jouer la concurrence sur les salaires à l'échelle européenne. Nous allons devoir le dire très clairement et très vite", prévient Pierre-Yves Maillard, la prochaine échéance déjà en tête.

"PYM" n’aura pas à attendre bien longtemps: le Conseil fédéral publie dans la semaine l’accord qu’il a obtenu avec Bruxelles. Et au lieu de signer sur le champ, il a choisi de le soumettre à l’avis du Parlement, des partis politiques et des partenaires sociaux. Une procédure de consultation débute.

Trois mois plus tard, une chose est claire: l’accord ne recueille pas de plébiscite.

L’UDC est contre l’accord. Selon elle, il menace la souveraineté de la Suisse, en l’obligeant à une reprise dynamique du droit de l’UE. "Ce traité détruirait la démocratie directe, l’indépendance, la neutralité et le fédéralisme suisses", écrit à l’époque la conseillère nationale genevoise Céline Amaudruz. Le premier parti du pays va aussi se mobiliser contre ce qu’ils appellent "les juges étrangers". Dans son viseur, la solution pour trancher les disputes entre la Suisse et Bruxelles.

L’autre grande fronde contre l’accord est motivée par la protection des salaires. Pour l’USS, cette protection serait affaiblie, car les contrôles seront plus difficiles. Elle est rejointe sur ce point par le Parti socialiste et les Verts.

Un troisième front va même s’ouvrir sur les coûts en termes de prestations sociales que pourraient engendrer ces accords. Les cantons redoutent par exemple de devoir payer pour des ressortissants européens. En cause, un texte central de l’Union européenne.

Ces points de tension rendent quasi nulles les chances d'acceptation de l'accord en votation populaire. Le Conseil fédéral le sait, impossible de gagner contre l’UDC et les syndicats. Leur poids au sein de la population est suffisant pour faire échouer le texte.

Alors, en juin 2019, plutôt que de demander à Bruxelles de renégocier – possibilité exclue d’emblée par cette dernière - il va lui requérir une "clarification" sur trois points: la protection des salaires, la directive sur la citoyenneté et les aides d’Etat. Mais ces clarifications/discussions n’aboutiront pas. Un an et demi plus tard, l’accord n’a connu aucune avancée majeure.

En avril 2021, Guy Parmelin se rend à Bruxelles pour y rencontrer Ursula von der Leyen, la troisième présidente de la Commission européenne à suivre le dossier. Là encore, pas de quoi sortir de l’impasse. "Les discussions d’aujourd’hui n’ont pas permis de faire les progrès escomptés", concède le président de la Confédération.

Le suspense va prendre fin le 26 mai 2021. Guy Parmelin l’annonce à Ursula von der Leyen dans une lettre de deux pages, la Suisse ne signera pas l’accord-cadre. Le Conseil fédéral invoque des divergences persistantes sur les mesures d’accompagnement et la directive sur la citoyenneté de l’UE.

Autre écueil, un éventuel référendum. "L’échec en Suisse en votation d’un tel accord ne serait ni dans l’intérêt de l’UE ni dans celui de la Suisse", écrit Guy Parmelin. Les négociations prennent fin, l’accord-cadre n’est plus.

Episode 3
Mettre le paquet

KEYSTONE - OLIVIER HOSLET

8 mars 2024. Depuis quelques heures, Patric Franzen occupe l’un des postes les plus instables de l’Administration fédérale. Après une carrière de 25 ans au sein du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), après des missions à Singapour, en Géorgie ou en Russie, Patric Franzen est le nouveau négociateur en chef pour la Suisse auprès de l’UE. En 12 ans, sept têtes se sont succédé à cette fonction. De quoi faire dire à la presse alémanique que le diplomate soleurois est déjà sur un siège éjectable, une poignée d’heures à peine après sa nomination. Mais qu’importent les prédictions des journalistes, cet après-midi-là dans la salle de presse du Palais fédéral, le gouvernement veut croire à un nouveau départ.

Depuis l’abandon de l’accord-cadre en 2021, de l’eau a coulé sous les ponts. Côté pile, la Suisse a été exclue du programme de recherche Horizon Europe. Elle a également perdu son statut d’observatrice au sein de l’Agence européenne des régulateurs de l’énergie, n’a pas pu réintégrer le programme Erasmus+, tandis que le secteur de la technologie médicale a fait les frais de la non-réactualisation d’un accord bilatéral. Côté face, les discussions ont repris avec l’Europe. Premier enjeu, rétablir la confiance.

Après le tirage de prise du Conseil fédéral, Bruxelles n’a plus confiance en son partenaire helvétique, capable de mettre fin à des années de négociation d’un coup sec. Ainsi, pour renouer les liens et préciser l’avenir des relations bilatérales, une série de "discussions exploratoires" ont lieu entre 2022 et 2023. C’est l’occasion pour les deux parties de préciser leurs besoins respectifs tout comme les possibles zones d’entente. En parallèle, on discute du contenu de futurs accords. C’est le deuxième enjeu.

Cette fois, à la place d’un accord cadre qui codifierait les relations entre les deux parties, on évoque un "paquet" d’accords conclus secteur par secteur, comme pour les accords bilatéraux. "On reste sur le chemin qu'on poursuit depuis 25 ans et qui nous a donné ce qu'on aimait", déclare Ignazio Cassis.

Les questions institutionnelles (la reprise dynamique du droit ou le règlement des différends, par exemple), elles, n’ont pas disparu, mais sont incluses dans chacun de ces accords sectoriels. En outre, de nouveaux traités doivent être conclus dans les domaines de l’électricité ou de la sécurité alimentaire. Au terme de 57 réunions entre la Suisse et l’UE, les deux parties signent un document – un pré-accord en quelque sorte – où sont consignés les résultats de leurs discussions. Berne et Bruxelles se comprennent à nouveau.

Le 8 mars 2024, le Conseil fédéral adopte un mandat de négociation. Dans la foulée, l’UE adopte le sien. Une dizaine de jours plus tard, une poignée de main entre Viola Amherd et Ursula von der Leyen marque la reprise officielle des négociations. C’est le moment pour Patric Franzen et la dizaine de diplomates sous ses ordres de passer à la vitesse supérieure.

Episode 4
Ligne d'arrivée en vue ?

KEYSTONE - OLIVIER HOSLET

En politique européenne, Maroš Šefčovič est un vieux de la vieille. Quand Bruxelles a commencé à pousser en faveur d’un accord institutionnel, aucun conseiller fédéral actuel n’était en poste ; Maroš Šefčovič, lui, siégeait déjà à la Commission européenne. Depuis trois ans, cet ancien membre du parti communiste slovaque chapeaute même les relations entre notre pays et la Commission européenne. Et en cet automne 2024, on scrute les déclarations de "Big Maroš "de plus près que d’habitude. Il se murmure qu’un accord pourrait bientôt aboutir…

Depuis la reprise des négociations en mars, les équipes de Maroš Šefčovič et de Patric Franzen ont tenu 120 réunions. "Ces négociations sont parmi les plus intenses que j’ai jamais vues dans ma carrière diplomatique", a même concédé le Slovaque, il y a peu. Il faut dire que comme lors des pourparlers sur l’accord-cadre, la Suisse tente d’obtenir le plus de concessions possibles. Dernier exemple en date à la mi-octobre.

La Suisse réclame une "clause de sauvegarde unilatérale" à la libre circulation des personnes. Cette clause permettrait à la Suisse de suspendre la libre circulation des personnes en cas d’arrivée massive de travailleurs européens en Suisse. Une façon pour elle de mettre un frein à l’immigration en provenance de l’UE.

Réunis pour discuter du cas suisse, les ministres des Affaires générales de chaque pays de l’UE répondent qu’ils ne feront pas d’exception pour le cas suisse. "Pas d’Europe à la carte", clament les 27. Pour eux, la liberté de circulation des personnes constitue un principe fondamental de l’Union européenne.

Malgré le front toujours ouvert de la clause de sauvegarde, la Commission européenne pousse pour terminer les négociations avant la fin de l’année. Berne semble s’y résoudre. 

Pourtant, en Suisse, les obstacles à l’approbation de ce paquet existent toujours. L’UDC continue à s’y opposer, l’USS fera de même tant qu’elle estime la protection des salaires menacée. Et voilà qu’en septembre, d’autres opposants ont franchi un cap supplémentaire…

Un comité interpartis a lancé l’initiative "Boussole". Son but, inscrire dans la Constitution fédérale le principe selon lequel la Suisse ne peut pas céder sa jurisprudence à l’étranger. Selon le texte de l’initiative, tout traité visant une reprise dynamique du droit de l’UE doit être soumis à un référendum obligatoire. Les accords négociés en ce moment avec l’UE seraient donc concernés.

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Que ce soit sur cette initiative ou sur le paquet d’accords en tant que tel, le peuple sera sûrement appelé à se prononcer dans les prochaines années. Les accords entre Berne et Bruxelles sont peut-être à bout touchant, mais le chemin en vue de leur adoption est encore long. Selon un sondage SSR publié ce vendredi, 71% des personnes interrogées ont un avis favorable sur les négociations actuelles, là où 49% d’entre elles ont une opinion négative à l’endroit de l’Union européenne.

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