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Le Tribunal fédéral n'a pas tué les tournois de poker

Un jeu de poker. [Keystone]
Le Tribunal fédéral considère que le poker "Texas Hold'em" est un jeu de hasard. - [Keystone]
On les croyait prohibés, et pourtant les tournois de poker n’ont pas disparu. Plus de trois mois après l’interdiction décrétée par le Tribunal fédéral, les amateurs de bluff continuent de jouer comme auparavant, ou presque. Considérant le “Texas Hold’em” comme un jeu de hasard et non un jeu d’adresse, Mon Repos avait jugé que les tournois de poker n’avaient rien à faire hors des casinos.

“En 10 ou 15 minutes, on trouve un tournoi ce soir en Valais”. Steve Conversano, président du club As Royal à Saillon, n’y va pas par quatre chemins. Lors de notre rencontre dans les bureaux de son entreprise à Martigny, il l'affirme sans ambages : les tournois de poker n’ont jamais cessé, malgré l'arrêt du Tribunal fédéral du 20 mai 2010 interdisant ces rassemblements hors des casinos. “Il suffit d’aller sur Facebook pour trouver un tournoi tous les jours de la semaine”, me confie-t-il.

Il faut dire que les juges de Mon Repos, alors même qu’ils édictaient leur interdiction, ont donné eux-mêmes la technique pour y échapper. “Les tournois de poker "Texas Hold’em" qui ne sont pas ouverts au public, entre amis ou en famille, restent autorisés”, affirme le communiqué du Tribunal fédéral daté du 2 juin dernier. La parade est donc toute trouvée : dans le petit monde du poker, l’amitié est désormais un sentiment universellement partagé.

Des tournois "légalisés dans l'illégalité"

Benjamin Parisot, président-fondateur de l’association Jura Texas Hold’em, confirme ce changement de paradigme. Ce jeune Ajoulot déclare rester dans les strictes limites de la loi. Il assure ainsi fréquenter deux ou trois fois par mois des tournois à 100 francs d’entrée maximum, organisés sans aucune publicité. Ces réunions se tiennent selon lui “dans un cadre purement privé” et rassemblent jusqu’à 20 joueurs, “tous des amis ou des amis d’amis”.

En août 2009, près de 6000 joueurs avaient participé à un tournoi de poker durant une semaine à Zurich-Oerlikon. [KEYSTONE - STEFFEN SCHMIDT]
En août 2009, près de 6000 joueurs avaient participé à un tournoi de poker durant une semaine à Zurich-Oerlikon. [KEYSTONE - STEFFEN SCHMIDT]

Mais ce genre de rassemblements prend parfois des proportions beaucoup plus importantes. Joueur bien connu en Suisse romande, thejjoker (nom connu de la rédaction) participe à des tournois réunissant jusqu’à 100 personnes pour des buy-ins de 50 à 200 francs. Ces réunions sont parfois organisées au domicile des joueurs, mais aussi dans des clubs de poker de la région des Trois-Lacs ou du canton de Fribourg.

Steve Conversano  confirme l’existence de ces tournois “légalisés dans l’illégalité” . Pour l’Octodurien, les anciens joueurs de clubs possèdent un carnet d’adresses très fourni, comportant souvent les noms de 150 à 200 amateurs de poker. De quoi en effet organiser de belles parties “entre amis”. Il affirme toutefois ne pas y participer et avoir complètement arrêté de jouer depuis la décision du Tribunal fédéral.

Et ce n’est pas la crainte de la répression qui pourrait arrêter les joueurs. “Si la police se pointe, c’est simple, on est tous amis. Quant à savoir où se place la limite entre les amis et les non-amis, c’est à la justice de trancher“, déclare thejjoker. “De toute façon, cela fait cinq ans que j’organise des tournois et je n’ai jamais eu aucun contrôle”, relance-t-il.

La police surveille, un peu

Un ancien responsable de club, qui a désiré garder l’anonymat, met en lumière l’absence de volonté répressive des autorités. A l’époque où certains tournois déclarés à la Commission fédérale des maisons de jeu (CFMJ) étaient encore tolérés, il souhaitait purger le milieu du poker de sa composante clandestine. Il affirme avoir ainsi dénoncé, documents à l’appui, une dizaine de réunions illégales. Mais la police n’est jamais intervenue, par manque de preuves selon lui.

A Neuchâtel, la surveillance des jeux d’argent - machines à sous, poker, etc. - est confiée à une équipe de la police de proximité chargée des établissements publics. En ce qui concerne plus particulièrement le poker, “des investigations sont en cours pour deux cas dans le haut du canton, les seuls dont on ait eu connaissance pour l’heure”, affirme Olivier Guéniat, qui se défend de tout laxisme.

Le poker clandestin est une problématique de faible importance, selon Olivier Guéniat. [Sandro Campardo]
Le poker clandestin est une problématique de faible importance, selon Olivier Guéniat. [Sandro Campardo]

Le chef de la police de sûreté de Neuchâtel admet cependant que la lutte contre les tournois de poker illégaux est loin d’être une priorité. “La problématique étant de faible importance, la surveillance est proportionnée”, affirme-t-il. Même son de cloche du côté de la police genevoise. Cette dernière assure néanmoins qu’elle reste attentive à la question et rappelle que les organisateurs d'un tournoi clandestin risquent une amende pouvant s’élever jusqu’à 500’000 francs.

Que font les casinos ?

Alors que les tournois de poker hors des casinos n’ont pas disparu après la décision du Tribunal fédéral, j'ai voulu savoir ce qu’il en était dans les maisons de jeu, grandes gagnantes du jugement de la plus haute instance judiciaire helvétique. Et là, étonnamment, la situation n’a pas vraiment évolué. Gilles Meillet, directeur du Casino de Montreux, concède ainsi que la fréquentation des tables de poker de son établissement n’a pas augmenté ces derniers mois.

Il faut dire que les tournois sont plutôt rares dans les casinos. Ma recherche sur les sites internet des établissements romands s’est d'ailleurs révélée infructueuse. La raison en est simple, selon le responsable du secrétariat de la Fédération Suisse des Casinos Marc Friedrich : longtemps frappées par “la concurrence déloyale des clubs de poker”, la plupart des maisons de jeu n’ont pas encore eu le temps de mettre en place leur offre de tournois.

Il faut obtenir l’autorisation de la CFMJ pour chaque tournoi que les casinos organisent, ce qui prend énormément de temps, avance Marc Friedrich pour justifier l’offre peu étoffée des maisons de jeu. “Mais nous allons bientôt monter en force”, promet-il. Du côté de Montreux, où aucune salle n’est dévolue spécifiquement aux tournois de poker, Gilles Meillet invoque quant à lui “des contraintes techniques en termes de vidéo-surveillance”.

"Les casinos ne se soucient que de l'argent qu'ils vont faire"

De toute façon, assure thejjoker, ce n’est pas parce que les tournois sont interdits dans les clubs que les gens vont aller tenter leur chance au casino. Selon lui, la clientèle des maisons de jeu et celle des cercles de poker est fort différente : les tournois semi-légaux se jouent pour 50, 100 voire 200 francs, alors que, par exemple, il fallait débourser pas moins de 800 francs (700 francs + 100 francs de rake) pour participer au dernier événement organisé par le Casino de Montreux.

Pour les casinos, les machines à sous rapportent davantage que les tournois de poker.
Pour les casinos, les machines à sous rapportent davantage que les tournois de poker.

La structure des tournois mis en place par les casinotiers - faible nombre de jetons distribué et augmentation rapide des blinds - est également fortement critiquée. En raison de cette structure, qualifiée d’“agressive” par les joueurs de clubs, les parties durent moins longtemps, amplifiant l'importance du facteur chance. “Les casinos ne se soucient que de l’argent qu’ils vont faire”, dénonce ainsi Steve Conversano, à l’unisson des autres passionnés que j'ai pu approcher.

“Notre objectif est de permettre aux amateurs de poker de jouer longtemps et de prendre du plaisir à table”, affirme au contraire Gilles Meillet, réfutant être motivé par le seul appât du gain. Il assure par ailleurs que des tournois moins chers - “mais pas jusqu’à 50 ou 100 francs” - seront organisés prochainement. “Il ne faut pas oublier que l’on garantit la sécurité du jeu avec notamment des croupiers professionnels, ce qui a un coût”, indique le responsable du plus grand casino de Suisse romande.

Et maintenant, que faire ?

Au final, le foisonnement de rassemblements semi-légaux que cette enquête a pu mettre en évidence montre que la décision des juges fédéraux - avec sa marge d’interprétation considérable - n’a pas du tout clarifié la situation du point de vue juridique, et encore moins dans la pratique. Le directeur de la CFMJ Jean-Marie Jordan estime toutefois que la décision des juges de Mon Repos a clos le dossier des tournois de poker.

Le Conseil fédéral ne souhaite quant à lui pas revenir en arrière. Le gouvernement a ainsi recommandé lundi dernier de rejeter deux motions de Jacqueline Fehr (PS/ZH) et de Jean-Pierre Grin (UDC/VD) demandant un changement de législation afin de permettre, sous certaines conditions, l’organisation de tournois de poker en dehors des casinos.

Les as du bluff, de leur côté, sont divisés quant à la suite à donner à l’arrêt du Tribunal fédéral. Certains comme Steve Conversano sont résignés. D’autres, à l'instar de Benjamin Parisot, affirment vouloir oeuvrer dans le but de convaincre le législateur de changer la loi. Quant aux pragmatiques genre thejjoker, bien qu’ils regrettent la décision du Tribunal fédéral - “un retour au Moyen Age” -, ils s'accommodent aisément, on l’a vu, de la nouvelle situation.

Didier Kottelat

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Une décision loin de faire l'unanimité

La Commission fédérale des maisons de jeu (CFMJ) avait qualifié en décembre 2007 les tournois de poker "Texas Hold’em" de jeux d’adresse. Cette décision, confirmée en juin 2009 par le Tribunal administratif fédéral, permettait l’organisation de tournois en dehors des casinos, dans les limites du droit cantonal. La Fédération Suisse des Casinos a fait recours devant le Tribunal fédéral.

Dans son arrêt du 20 mai 2010 (2C_694/2009), Mon Repos s’est rangé derrière les arguments des casinotiers. La plus haute instance juridique du pays a ainsi décrété que les tournois de poker sont des jeux de hasard et non des jeux d’adresse. En raison de ce jugement, il est désormais illégal d’organiser de telles rencontres en dehors des maisons de jeu au bénéfice d’une concession.

Le Tribunal fédéral, dans son communiqué, atténue toutefois la portée de sa décision en précisant que les tournois “qui ne sont pas ouverts au public, entre amis ou en famille, restent autorisés”. La cour ne fixe par ailleurs aucune limite quant aux sommes qui peuvent être mises en jeu.

Pour Jean-Marie Jordan, directeur de la CFMJ, cette décision est “logique”, personne n’ayant pu déterminer avec exactitude la part de hasard et la part d’adresse propre au “Texas Hold’em” et prouver que cette dernière est déterminante.

Autre son de cloche chez les passionnés de poker. Pour ceux-ci, les faits démontrent que l’habileté et le talent jouent un rôle essentiel. Si ce n’est pas le cas, comment expliquer que les mêmes personnes se retrouvent toujours parmi les premiers des tournois ?, demandent-ils. Et comment expliquer que tant de gens dans le monde puissent faire du poker leur profession ?

La décision des juges fédéraux - “qui font pourtant partie des gens les plus intelligents du pays” - est tellement “stupide” qu’elle doit avoir été “achetée”, affirme Benjamin Parisot. “Peut-être qu’ils ne se sont pas renseignés ou peut-être qu’il y a une histoire de gros sous là derrière”, renchérit Steve Conversano.

Déception dans le milieu des addictions

Dans le milieu de la prévention des addictions, on “prend acte” de la décision du Tribunal fédéral. Frédéric Richter, chargé de programme au sein du Groupement Romand d'Etudes des Addictions (GREA), se montre toutefois “déçu”, et ce pour trois raisons majeures..

Frédéric Richter déplore tout d’abord le risque d’un retour à une pratique clandestine, qui ne permettrait plus de faire de la prévention correctement. De plus, explique-t-il, la prohibition envoie les adeptes du poker - notamment des jeunes de 18 à 27 ans - dans les casinos, ce qui constitue supplémentaire un risque pour les plus vulnérables.

Il regrette enfin que les discussions entamées avec les organisateurs de tournois - qui se sont avérées plus faciles à mener qu’avec les maisons de jeu - aient subitement pris fin. Il note toutefois que la nouvelle situation est une opportunité pour les milieux des addictions de discuter avec les casinos et de renforcer les collaborations entre les deux parties.

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PETIT GLOSSAIRE DU POKER

Blind : mise forcée placée par un ou plusieurs joueurs avant que les cartes ne soient distribuées

Bluff : tactique consistant à tromper son adversaire sur la vraie valeur de sa main ; il existe de nombreux types de bluff.

Buy-in : montant d’entrée requis pour participer à un tournoi.

Main : meilleure combinaison possible pour chaque joueur.

Rake : prélèvement pris par les organisateurs sur le buy-in

Texas Hold’em : variante du poker dans laquelle les joueurs reçoivent deux cartes personnelles cachées puis cinq cartes communes.