En 2012, les Parquets cantonaux et fédéral ont versé plus de 14,1 millions de francs pour des écoutes téléphoniques. Policiers et procureurs dénoncent une rente offerte aux opérateurs de télécommunications.
La RTS s’est procurée ces renseignements auprès du Service de surveillance de la correspondance par poste et télécommunication (SCPT) du Département fédéral de justice et police (DFJP).
Pour la première fois, le SCPT – qui retient une partie de cet argent pour son financement – livre aussi le montant des indemnités perçues par les opérateurs de télécommunications. En 2012, la justice leur a versé 9,8 millions de francs, contre 9,4 millions en 2011. Des sommes versées sur la base d’une ordonnance fédérale qui permet de rémunérer ces entreprises pour leur travail.
Des factures qui pèsent sur le ménage des Parquets
"La position des opérateurs est privilégiée, car ce sont les seuls à nous livrer des informations à prix coûtant! Les banques, par exemple, doivent nous fournir des informations, alors que ça leur coûte de l'argent. Or, elles n’ont pas de base légale pour nous facturer un franc", s'agace Olivier Jornot, procureur général de Genève.
Un magistrat qui s’alarme de la hausse constante des coûts. En 2012, son budget pour les écoutes a explosé d’un demi-million. "Avec 2,8 millions de francs l’an dernier, cela veut dire que je donne un franc sur dix à la Confédération et aux opérateurs pour les écoutes téléphoniques. Cela ne me convient pas."
12% à 15% du budget
Ancien juge d’instruction, aujourd'hui commandant de la police vaudoise, Jacques Antenen, est aussi irrité par les frais engendrés: "Comme je suis aussi un citoyen, je ne peux que m'insurger devant cette situation qui aboutit finalement à faire payer aux citoyens et à tous les contribuables des frais considérables."
Au Ministère public de la Confédération, le chef du Parquet fédéral Michael Lauber regrette aussi la situation. Il constate "qu'entre 12% et 15% de son budget sont engagés pour des frais liés aux moyens d’investigation secrets, comme les écoutes."
Les opérateurs se défendent
Interrogés par la RTS, les principaux opérateurs de télécommunications – Swisscom, Sunrise et Orange – réfutent en bloc les reproches (voir encadré). Par écrit, ils expliquent qu'en réalité les indemnités perçues sont en-deçà des frais d’exploitation de leur réseau de surveillance. Suivant les opérateurs, les frais seraient couverts à hauteur de 30% à 50% seulement.
Surtout, les investissements consacrés à l’installation des systèmes d’écoutes n’ont jamais été intégrés dans les indemnités. Or, ceux-ci se comptent en millions de francs. Enfin, soulignent les trois opérateurs, la poursuite pénale reste une tâche de l’Etat.
Appel aux politiques
Sauf qu'aujourd'hui, il arrive qu'un magistrat ou un policier y regardent à deux fois avant de demander une écoute. "Si vous avez déjà quatre ou cinq suspects sous écoute, il faut avoir de bons arguments pour convaincre votre magistrat", explique un inspecteur. Dans un canton romand, un procureur reconnaît sous le sceau de l’anonymat avoir suggéré à une partie plaignante de prendre à sa charge une partie des frais d’écoutes, si cette dernière voulait recourir à ce moyen d’enquête.
"La Confédération doit constater une chose: le travail demandé aux opérateurs est une contrepartie normale à la concession dont ils bénéficient", explique Olivier Jornot, procureur général de Genève. Autrement dit, pour exercer une activité lucrative en Suisse, un opérateur devrait se plier à une obligation d’aide à la justice, si possible à l'œil. "Ou en imaginant des émoluments, mais pas des bénéfices."
Avec une hausse des coûts des écoutes téléphoniques programmée, le procureur général de la Confédération, Michael Lauber, réclame aussi un changement de régime. "On a besoin d’une volonté politique pour que cela change, c’est évidemment une question politique." Un avis unanimement partagé par la dizaine de procureurs cantonaux et fédéraux contactés par la RTS durant cette enquête.
Yves Steiner, avec Thierry Hartmann
Outil incontournable
Si on prend le cas d’une investigation contre la mafia, c’est le principal moyen d’enquête, explique Michael Lauber, procureur général de la Confédération. Cela pourrait donc prendre une grande partie des frais. Pour la coopération récente avec l’Italie, les écoutes téléphoniques de la Suisse ont été cruciales.
Pour mémoire, la justice italienne avec l’aide de Berne, avait arrêté fin novembre et après plus de trois ans d’enquête, 23 personnes liées à la 'Ndrangheta, la mafia calabraise.
Dans les cantons, les écoutes téléphoniques sont un "instrument indispensable", selon Julien Cartier, analyste criminel à la Sûreté vaudoise.
"Actuellement, nous avons des écoutes qui tournent sur du trafic de stupéfiants, des réseaux de cambrioleurs et de braqueurs, c’est-à-dire tout type de criminalité suffisamment grave pour laquelle un magistrat décide d’activer une telle mesure".
En terres vaudoises en 2012, deux écoutes sur trois concernaient le trafic de stupéfiants.
Extraits des réponses des opérateurs
"Le système mis en place par Orange pour les écoutes ne sert qu'à ces dernières et n’est absolument pas nécessaire aux prestations que nous fournissons à notre clientèle (…) Orange ne voit aucune raison de baisser les dédommagements. Les opérateurs de téléphonie ne sont pas dédommagés pour l'acquisition du système nécessaire à ces écoutes et les dédommagements ne couvrent que partiellement les coûts d’exploitation. (…) La surveillance étant clairement une mission étatique, nous ne comprenons pas pourquoi les opérateurs de téléphonie doivent supporter la plus grande partie de ces coûts."
Marie-Claude Debons, Orange Communications SA
"Les indemnités que nous percevons pour les tâches de surveillance ne couvrent pas les coûts (…) Des études antérieures ont montré qu'avec le règlement d’indemnisations jusqu'à présent en place, les fournisseurs ne sont indemnisés qu'à hauteur d’environ 30% à 40 % de leurs charges d’exploitation. (…) A l’avenir, il faudra tabler sur des coûts plus élevés. Les coûts de la surveillance ne doivent pas être répercutés sur les fournisseurs de télécoms, car la poursuite pénale est une tâche de l'Etat. Les coûts doivent donc être supportés par la collectivité, par le biais des impôts, et ne peuvent être imputés à un choix de personnes comme les fournisseurs de télécoms et donc leurs clients."
Carsten Roetz, Swisscom AG
"Les frais que nous recevons pour la surveillance, couvrent nos frais d'exploitation seulement d’environ 50% (…) Nous ne voyons aucune raison pour une réduction des frais. Ensuite, il est supposé que la complexité de la surveillance des télécommunications augmentera considérablement dans les années à venir, ce qui à son tour est associée à une augmentation des investissements (…) La surveillance des télécommunications est très clairement une tâche de l'Etat (Les constructeurs d’automobiles ne doivent pas mesurer à quelle vitesse et où leurs clients vont). Cette tâche n’est pas gratuite. Quelqu'un doit supporter les coûts. Sans la participation de l'État, les coûts de la surveillance devraient être supportés par les clients".
Roger Schaller, Sunrise Communications AG
Quelques chiffres
Entre 2000 et 2011, le nombre d'interceptions légales en temps réel (écoutes actives) sur des appareils téléphoniques demeure relativement stable.
En moyenne, les enquêteurs procèdent à 2500 mises sous écoute par an.
En revanche, le nombre d’écoutes dites rétroactives, soit des relevés des appels entrants et sortants, augmente vite. On est passé de 1899 demandes en 2000 à 5758 en 2011.
Auprès de sources confidentielles, la RTS a également appris la répartition des demandes d’écoutes téléphoniques entre opérateurs.
En 2010, Sunrise Communication AG arrive en tête avec 41%, contre 30% pour Swisscom AG et 26% pour Orange Communications SA .
Ni le Service de surveillance de la correspondance par poste et télécommunication, ni les opérateurs eux-mêmes n’ont souhaité commenter ou complémenter ces chiffres pour 2011 et 2012.