RTSinfo: Les Suisses ont confirmé leur attachement à l’armée en septembre dernier, en refusant de mettre fin à l’obligation de servir. En quoi le scrutin sur le Gripen est-il différent ?
Christian Van Singer: "Il ne s'agit pas d'une votation contre l’armée, mais contre l’achat d’avions superflus. L’Autriche se contente de 15 avions de combat, nous n'avons pas besoin d'en avoir 50. La Suisse s'apprête à dépenser dix milliards pour des avions alors que cet argent serait mieux dépensé ailleurs."
- Est-ce le choix du Gripen que vous dénoncez ou l'achat d'avions de combat en général?
- "Je suis opposé à l'achat d'avions de combat aujourd'hui. Quelques années avant que les 32 F/A-18 arrivent en bout de course, il faudra songer à les remplacer. Pour l'instant, dépenser dix milliards pour des Gripen, qui ne sont du reste pas au top, est une aberration."
- Comment arrivez-vous à dix milliards de francs alors que le prix d'achat affiché par Ueli Maurer est de 3,126 milliards?
- "Lors d'une visite avec la commission de politique de sécurité chez Ruag, on nous a dit que le prix indiqué lors de l'achat d'un avion correspondait au tiers de son coût total. Il faut en effet considérer les frais d'exploitation qui s'élèveront à 102 millions par an pour les 22 Gripen. Si on les multiplie par 35 ans, on arrive à 3,5 milliards. A cela s'ajoutent les frais de mise à jour qui surviennent après dix ou quinze ans. Ils équivalent en général à une fois le prix d'achat. Pour les F/A-18, quelque 1,2 milliard ont déjà été dépensés en plus du prix d'achat."
- Le récent détournement d'un avion sur Genève a révélé que l'aviation suisse n'était en mesure de voler qu'aux heures de bureau… La Suisse n'a-t-elle pas une souveraineté nationale à défendre?
- "Nos forces aériennes ont en effet été la risée du monde entier dans cette affaire. Pour moi, c'est un signe clair que la Suisse fait de mauvais choix pour défendre sa souveraineté nationale. Elle se prépare à une Seconde Guerre mondiale bis au lieu de prendre des mesures pour faire face à des menaces réelles du monde actuel comme la cybercriminalité et le terrorisme.
- Notre pays, situé au centre de l'Europe, peut-il se reposer sur ses voisins pour sécuriser son espace aérien à certaines heures? N'a-t-il pas un rôle à jouer?
- "Nous devrions avoir des avions prêts à décoller 24 heures sur 24. Mais pour cela, il n'y a pas besoin de 22 nouveaux avions. Les F/A-18 suffiraient largement. En 2010, le Parlement avait déjà demandé à Ueli Maurer d'investir 20 à 30 millions de francs par an pour qu'on puisse avoir davantage de pilotes afin de mettre en place un service de nuit. Le Conseil fédéral avait alors répondu qu'il allait le faire, mais il a fixé cette échéance à 2020 ! Sur un budget de 4,3 milliards, il aurait pourtant été possible de dégager cette somme… Cela révèle que ce n'est pas une priorité pour Ueli Maurer et ses colonels.
- L'achat de 22 avions de combat suédois aurait des retombées économiques pour la Suisse. Dire non, n'est-ce pas mettre en danger l'industrie de l'armement et des emplois dans ce secteur?
- "Lors de l'achat des F/A-18, les affaires compensatoires avaient finalement atteint moins de 40% de ce qui était espéré à la signature du contrat. Je ne crois pas que ce serait différent pour le Gripen. Il y aurait bien plus de retombées économiques, notamment en Suisse romande, si la Suisse investissait les mêmes sommes pour ses infrastructures. Il existe des besoins réels dans le ferroviaire, l'énergie ou la recherche.
- Le financement du Gripen, sur lequel nous nous exprimons, sera pris sur le budget de l'armée. Ne craignez-vous que la Suisse passe à côté d'une "bonne affaire"?
- "Le financement sera pris sur le budget de l'armée et celui-ci est déjà passé de 4,3 à 5 milliards de francs pour pouvoir inclure les dépenses liées au Gripen… Or, on sait que le coût des Gripen ne sera pas seulement de 3,126 milliards. Ueli Maurer a déjà promis toute sorte de choses et il a déjà menti. On a su par exemple qu'un plan de bataille avait été conclu avec les Suédois pour la campagne pro-Gripen. On a entendu l'argument selon lequel la Suède est un pays neutre alors que finalement seules quelques pièces seront fabriquées là-bas, on nous a parlé d'un prix de 3,126 milliards alors que c'est un prix cible et que nous paierons beaucoup plus. Bref, il y a beaucoup d'approximations dans ce dossier."
- En 1993, la guerre des Balkans avait fait basculer le vote sur l'achat des F/A-18, craignez-vous que la crise ukrainienne ait un effet similaire?
- "Je crains que l'actualité n'influence certaines personnes. Mais j'espère que les gens sont assez lucides pour comprendre que la Russie ne représente pas une menace pour la Suisse. Il n'y a pas ici 75% de russophones, ni une base militaire russe au bord du Léman… Franchement, est-ce que 22 avions de combat serviraient à quelque chose pour pacifier la situation en Ukraine? Non, évidemment! L'action de Didier Burkhalter au sein de l'OSCE est bien plus efficace.
- En cas de non le 18 mai, l'achat des Gripen serait probablement suspendu. Quid des locations d'avion dont parle Ueli Maurer?
- "J'espère qu'en bon démocrate Ueli Maurer renoncera à cet achat et fera le nécessaire pour que la sécurité du pays soit assurée avec 32 F/A-18. Pour ce qui est de la location, cela ferait un beau scandale que l'UDC n'écoute pas la voix populaire… Un non permettrait, outre de libérer des fonds pour investissements utiles et nécessaires, de renforcer la position des partisans d'une armée moderne. L'armée elle-même pourrait mieux dépenser son argent en organisant une meilleure préparation aux cyberattaques, en mettant en place des groupes entraînés contre le terrorisme… L'armée pourrait peut-être enfin se préparer aux risques d'aujourd'hui et plus à ceux d'hier."
Propos recueillis par Juliette Galeazzi
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La votation sur le Gripen en bref
Après des années de tractations, la décision d'acquérir 22 nouveaux avions de combat, des Gripen conçus par le constructeur suédois Saab, a été avalisée par le Parlement en septembre 2013.
Cet achat est toutefois combattu par un référendum du Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA), de la gauche, des Verts et d'une alliance bourgeoise emmenée par les Vert'libéraux.
La votation du 18 mai ne porte toutefois pas sur l'achat lui-même de l'appareil, mais sur son mécanisme de financement. Est donc contestée la loi qui institue un fonds d'achat alimenté via une ponction de 300 millions de francs chaque année et pendant dix ans dans le budget ordinaire de l'armée.
Pour les partisans du Gripen, le ministre de la Défense Ueli Maurer en tête, l'achat des nouveaux avions pour 3,126 milliards de francs est nécessaire afin d'assurer la sécurité de la Suisse et garantir la surveillance de son espace aérien 24 heures sur 24.
Un autre argument avancé est la vétusté des 54 Tiger de l'armée, qui volent depuis 30 ans, voire plus, et qui doivent être retirés du service au plus vite.
Les opposants évoquent un gaspillage de l'argent public et jugent que le peuple doit pouvoir se prononcer. Le choix du type de jet fait également débat, car le modèle de Gripen choisi n'est actuellement en service dans aucune armée et son efficacité n'est pas prouvée.