Modifié

"Né à Fribourg, j'ai été expulsé de Suisse à cause de mes délits"

Alors que le peuple votera le 28 février sur l'initiative "Pour le renvoi effectif des criminels étrangers", la Confédération applique déjà l'expulsion d'étrangers ayant commis un délit. Né à Fribourg de parents turcs, Mehmet est l'un d'eux. Témoignage recueilli via Skype.

Mehmet (prénom d'emprunt), 34 ans aujourd'hui, s'est fait renvoyer de Suisse il y a deux ans, à la suite de nombreux délits. Marié à une Suissesse, il a également laissé derrière lui sa fille de 6 ans.

"C'est vrai que j'ai fait beaucoup de bêtises", confie-t-il à RTSinfo. C'est en 1995, lorsqu'il est encore mineur, que Mehmet est condamné pour la première fois à deux jours de travaux d'intérêt général pour vol et conduite sans permis. Avant ses 18 ans, il connaîtra encore trois inculpations et 14 jours de détention ferme pour lésions corporelles simples et dommages à la propriété.

S'ensuivent plusieurs délits (lire encadré ci-dessous), accompagnés d'une dépendance à la drogue, qui vont l'amener, en 2009, à faire son premier séjour en prison: "Je cherchais de l'aide, donc j'ai décidé de me livrer de moi-même à la police. Mais j'ai été condamné à un retrait de permis de conduire et trois mois de prison ferme". Dans le même temps, il reçoit son avis d'expulsion contre lequel il fait recours.

>> Mehmet revient sur sa période délinquance :

1mehmet son modif
Témoignage: Mehmet revient sur sa période de délinquance / L'actu en vidéo / 1 min. / le 10 février 2016

"J'ai réservé et payé mon billet d'avion"

C'est seulement en janvier 2014, après une nouvelle peine de prison de douze mois - pour consommation de stupéfiants - qu'il quitte la Suisse: "Je n'avais pas le choix. C'était mieux de partir afin que je puisse mieux revenir plus tard et aussi pour payer ma dette."

J'ai pas osé dire au revoir à ma fille tellement j'avais honte

Mehmet

Il achète donc lui-même son billet d'avion pour Istanbul: "J'ai même pas osé dire au revoir à ma fille. J'avais tellement honte..."

>> Mehmet témoigne de son expulsion :

2mehmet son modif(2)
Témoignage: Memet explique son expulsion de Suisse  / L'actu en vidéo / 49 sec. / le 10 février 2016

Enrôlement dans l'armée turque

Arrivé en Turquie, Mehmet rejoint rapidement le village d'origine de ses parents: "Ça faisait 17 ans que je n'y étais pas revenu". Il subit un premier choc lorsqu'il apprend que la reconsidération de son renvoi a été rejetée par le Tribunal fédéral. Sa femme décide alors de venir lui rendre visite avec leur fille: "Toute ma famille s'est cotisée pour leurs billets d'avion".

Après leur départ, Mehmet s'enrôle dans l'armée turque, par obligation, mais aussi "pour aller de l'avant". Sans parler un mot de turc, il communique en anglais avec ses supérieurs qui l'envoient faire de la garde dans un musée à Istanbul. Mehmet profite de ses pauses pour potasser l'histoire turque sur internet et se met à faire des visites guidées pour les touristes francophones et autres corps diplomatiques. Il termine son année d'armée avec les honneurs et retourne dans son village, où il se trouve toujours aujourd'hui.

>> Il évoque son expérience dans l'armée turque :

3mehmet son modif2
Témoignage: l'enrôlement de Mehmet dans l'armée turque  / L'actu en vidéo / 50 sec. / le 10 février 2016

"Je me suis toujours senti suisse"

Expulsé pour une durée de trois ans, Mehmet espère retourner en Suisse dès 2017: "J'ai un contrat fixe qui m'attend dans l'entreprise de mon cousin à Zurich", se réjouit-il.

Avec du recul, "mon expulsion m'a rendu plus fort et m'a fait prendre conscience de mon rôle de père". Il se dit guidé par le besoin de rejoindre sa femme et sa fille qu'il a vues durant quatre semaines au total ces deux dernières années.

C'est à Fribourg que je veux être enterré

Mehmet

Il dit toutefois se sentir trahi par la Suisse, qu'il considère comme "son pays": "Si la Suisse n'est pas mon pays, où se trouve mon pays? Pas en Turquie car là-bas je me sens étranger. Ma place est à Fribourg, c'est là que je veux être enterré".

>> Mehmet se sent "un peu trahi" par la Suisse :

4mehmet son modif
Témoignage: "Je me sens trahi par la Suisse" / L'actu en vidéo / 45 sec. / le 10 février 2016

Mathieu Henderson

Publié Modifié

"C'est un cas classique de secundos"

Christophe Tafelmacher est spécialisé dans la défense de personnes étrangères. Il estime que le cas de Mehmet, dont il est l'avocat, est un cas classique d’étranger de deuxième génération qui se retrouve expulsé après avoir été condamné en Suisse.

Mehmet a-t-il des chances de revivre en Suisse un jour?

J'ai un espoir relatif pour sa réadmission en Suisse, en raison de sa bonne conduite depuis plusieurs années. Nous allons faire une demande de permis B par regroupement familial. Il faudra recommencer le processus depuis le début: il ne pourra pas récupérer le permis C qu'il a perdu.

Il mettra en avant son mariage à une Suissesse et le fait qu'il a une fille, avec qui il entretient des contacts étroits. Il faudra aussi montrer qu'il a entrepris des formations lui permettant d’occuper un emploi sans dépendre de l’aide sociale, et qu'il a volontairement quitté la Suisse.

Le sentiment d'appartenance à la Suisse ne penche-t-il pas dans la balance?

Je ne pense pas. Ceci dit, il représente un cas assez classique de jeunes secundos en Suisse avec des parents qui n’ont pas pu les aider et qui ont eu des problèmes d’intégration. Ce sont des personnes qui ne se sont jamais rendu compte qu'elles étaient étrangères et qui se sont toujours senties profondément suisses. Leur expulsion les prend complètement par surprise.

Propos recueillis par M.H.

Les condamnations ayant mené au renvoi

Avant ses 18 ans:

1995: Deux jours de travail pour vol et conduite sans permis

1997: 4 jours de détention ferme pour injures et menaces

1998: 7 jours d’emprisonnement pour rixe

1999: 14 jours de détention ferme pour lésions corporelles simples et dommages à la propriété

Lorsqu'il est majeur:

2002: deux mois d’emprisonnement avec sursis pour dommage à la propriété, violence ou menace contre les autorités et les fonctionnaires, opposition aux actes et achat et consommation de marijuana (délit commis en 2001)

2003: 30 jours d’emprisonnement avec sursis et 600 francs d’amende pour rixe et contravention à la loi fédérale sur les stupéfiants (LStup)

2004: 10 jours d’arrêt s et 200 francs d’amende pour achat et consommation de cocaïne (délit commis en 2003)

2004: 10 jours d’arrêt s et 200 francs d’amende pour achat et consommation de cocaïne, et contravention à la loi fédérale sur les transports publics (LTP)

2005: 17 mois d’emprisonnement avec sursis et 100 francs d’amende pur vol en bande, tentative de vol en bande, dommages à la propriété, violation de domicile et contravention à la LTP

Le Service de la population et des migrants (SPoMi) le menace d’expulsion

2006: 20 jours d’emprisonnement pour agression

2007: 20 heures de travail d’intérêt général avec sursis et 200 francs d’amende pour achat, consommation et don de marijuana (délit commis entre 2004 et 2007)

2009: 30 jours de peine privative de liberté pour agression

2009: 25 jours-amende à 10 francs avec sursis et 300 francs d'amende pour contravention à la LTP, lésions corporelles et agression (délits commis en 2007)

2010: 30 mois de peine privative de liberté, dont 18 mois avec sursis pour consommation et vente de cocaïne, consommation de marijuana (délit commis en 2009)

2012: 1 mois de prison pour abus de confiance

L'épouse de Mehmet: "J'ai lâché prise"

Stéphanie (nom d'emprunt) était enceinte lorsque son mari Mehmet a reçu la décision de renvoi. Elle se dit fatiguée par les procédures: "Il y a eu tellement de recours qu'au bout d'un moment il fallait suivre la justice et même si c'était difficile, c'était la seule chose à faire".

En plus de deux ans, Stéphanie n'a Mehmet que deux fois lorsqu'elle s'est rendue en Turquie avec sa fille. Comment vit-elle la situation au jour le jour? "j'ai décidé de lâcher prise, parce que ça me bouffait trop le moral", dit-elle en ajoutant qu'elle n'espère pas le retour de son mari avant 2017: "C'est vrai que parfois j'en ai ras-le-bol, mais je ne peux pas vivre comme si de rien n'était".

En parler à sa fille, de six ans aujourd'hui, n'a pas été chose facile: "Au début, on ne lui disait pas la vérité sur la situation, mais je remarquais qu'elle se refermait sur elle-même. Depuis que je lui ai dit la vérité, elle s'est ouverte et les choses sont beaucoup plus claires".