Tupi, rom à Lausanne: "Je déteste faire la manche"

Grand Format

RTS - Mathieu Henderson

Introduction

A l'occasion de la Journée internationale des Roms le 8 avril, la RTS a suivi Tupi et sa famille dans les rues de Lausanne.

Le témoignage de Tupi et de sa femme Lala

Une vie rom dans les rues de Lausanne
L'actu en vidéo - Publié le 5 avril 2016

Le parcours de Tupi à travers l'Europe

"Ne me montrez pas en train de mendier!"

Keystone - Dominic Favre

Lorsque nous établissons les conditions du reportage, Tupi insiste qu'il ne veut pas être filmé en train de faire la manche: "Avec internet, les images sont diffusées partout et je ne veux pas que mes proches en Roumanie me voient mendier", dit-il. Lala appuie: "J'ai honte de faire la manche. Nous détestons ça".

Pourtant, la mendicité représente le seul revenu du couple: "On se fait une vingtaine de francs par jour en moyenne, explique Tupi. C'est arrivé que quelqu'un nous glisse un billet de 100 francs, mais généralement on ne gagne pas grand-chose, et parfois rien du tout."

Faire des économies est difficile, voire impossible. Le peu qui est mis de côté est stocké dans les poches, le "seul endroit sûr".

Faire la manche nous rapporte une vingtaine de francs par jour en moyenne

Tupi

Le couple tient à préserver la petite fille de 4 ans. "On se relaie: pendant que l'un fait la manche, l'autre reste avec Narcissa. C'est quelque chose qu'on ne veut pas lui infliger".

Interdiction de travailler

Tupi a déjà travaillé en Suisse, notamment dans une ferme vaudoise. Une activité illégale, puisque les Roms ont un statut de touristes et ne sont donc pas autorisés à exercer d'activités lucratives.

En effet, les Roumains et les Bulgares sont soumis à des restrictions depuis le 1er juin 2009. Tous les travailleurs salariés et les prestataires de services de certaines branches économiques (aménagement des paysages, construction, nettoyage et services de sécurité) sont concernés.

Une situation qui pourrait changer en juin 2016 avec l'extension de la libre circulation des personnes à la Roumanie et à la Bulgarie.

Vivre avec 20 francs par jour

RTS - Mathieu Henderson

Ce qu'elle gagne en mendiant, la famille de Tupi l'utilise principalement pour manger. Les parents disent manger une fois par jour, pour réduire les frais, et apporter trois repas quotidiens à leur fille: "Elle aime beaucoup aller au McDo...", dit le père de famille.

Pour se vêtir, ils se rendent au marché aux puces sur la place de la Riponne: "On peut trouver des pantalons à deux francs", disent-ils.

Selon le couple, la plupart des Roms à Lausanne ont des téléphones portables munis de cartes de pré-paiement: "Et on trouve des appareils à moins de 20 francs".

La stratégie du resquillage

L'utilisation fréquente des transports publics s'apparente au jeu du chat et de la souris avec les contrôleurs: "On regarde pour voir s'il y a des agents à bord avant de monter", rapporte Tupi.

La plupart du temps, la famille resquille avec succès, mais il arrive qu'elle reçoive des amendes: "Parfois nous arrivons à les payer, parfois non", dit la jeune femme qui s'est déjà rendue à Neuchâtel, Fribourg ou Sion pour faire la manche.

Les animations de rues, une "bonne idée mais pas une solution durable"

Le cousin de Tupi, qui vit également dans les rues de Lausanne, a opté pour une activité de clown. Plus valorisante que la manche, cette occupation lui permet d'aborder plus facilement les passants. Mais pas nécessairement de gagner plus d'argent, estime Tupi: "L'autorisation auprès de la Ville coûte une dizaine de francs. Et ce n'est pas une activité qui apporte une stabilité à long terme".

Un toit provisoire

Hébergée temporairement chez Véra Tchérémissinoff, présidente de l'association lausannoise de défense des Roms Opre Rrom, la famille dort sur un matelas dans sa cuisine.

Tupi et sa famille dorment momentanément chez Véra Tchérémissinof, présidente de l'association Opre Rrom. [RTS - Mathieu Henderson]
Tupi et sa famille dorment momentanément chez Véra Tchérémissinof, présidente de l'association Opre Rrom. [RTS - Mathieu Henderson]

Dans la même cuisine, Tupi a dessiné et affiché la maison de ses rêves qu'il aimerait bâtir dans son village: "Une maison en Roumanie peut se construire pour 30'000 francs", dit-il.

Tupi a dessiné la maison de ses rêves qu'il espère construire un jour en Roumanie. [RTS - Mathieu Henderson]
Tupi a dessiné la maison de ses rêves qu'il espère construire un jour en Roumanie. [RTS - Mathieu Henderson]

Quelque 100 Roms soutenus à Lausanne

Dans les locaux de l'Armée du salut, Opre Rrom aide la population rom à Lausanne
L'actu en vidéo - Publié le 5 avril 2016

Véra Tchérémissinoff a fondé le groupe Opre Rrom en 2008, devenu une association en 2010, pour venir en aide à la population rom à Lausanne. L'association soutient une centaine de personnes.

Chaque vendredi, elle organise une permanence dans ses locaux au centre ville avec la collaboration de l’Armée du Salut. Aides administratives, orientations de santé, discussions sur des projets de vie, ennuis avec la police ou les autorités, les cas sont nombreux et souvent compliqués: "La plupart de ces personnes sont analphabètes et ne comprennent pas bien le français, ou simplement les règles de la société d’accueil, ce qui rend les choses encore plus difficiles", rapporte Véra Tchérémissinoff.

La retraitée est épaulée par plusieurs personnes, dont un médiateur rom, formé par l'organisation européenne Romed, employé par l'association grâce à l’aide de la Ville et du canton.

Enfants scolarisés à Lausanne

L'association a notamment facilité la scolarisation de quelques enfants roms à Lausanne. Malgré leur intégration dans une classe, leur avenir n'est pas garanti en Suisse: "Les parents ne visent pas à rester ici à long terme, ils n'ont aucune perspective ici", constate Véra Tchérémissinoff.

Aller-retour entre l'Europe de l'Est et la Suisse

La responsable d'Opre Rrom plaide pour la mise sur pied de projets - maisons, écoles, etc. - dans les villages d'origine de ces personnes qui leur garantiraient une stabilité dans leur pays: "Cela n’empêcherait pas des membres de la famille de faire des allers-retours avec la Suisse où ils travailleraient comme saisonniers", explique-t-elle.

Une solution beaucoup plus réaliste que celle vécue par les Roms actuellement: "Ils sont constamment criminalisés par la société, même lorsqu'ils ne commettent pas de délits. Ils sont par exemple amendés pour le simple fait de dormir dans la rue ou dans la nature".

"Lausanne ne supporte pas plus de 40 mendiants"

Du côté des autorités, la problématique des Roms se pose surtout en termes de mendicité: "En novembre et en décembre, ainsi que durant les mois après Pâques, leur nombre double à une centaine d'individus, or Lausanne ne peut pas supporter plus de 40 mendiants", explique Morella Frutiger, secrétaire générale à la Direction du logement et de la sécurité de la Ville de Lausanne.

Pour faire face à la mendicité, la Municipalité a fixé plusieurs règles en 2013. Il est par exemple interdit de faire la manche à moins de 5 mètres des bancomats et des entrées de commerces.

Alors que certains dénoncent une criminalisation des Roms, Morella Frutiger souligne que ce règlement ne s'adresse pas seulement à cette population mais à toute personne demandant de l'argent. Selon elle, le soutien de la Ville aux Roms est satisfaisant: "Il y a des lieux d’hébergement d’urgence qui sont mis à disposition, ainsi que La soupe populaire et Le Point d’eau, sans compter les programmes pilote d'intégration d’enfants dans les écoles".

Policier médiateur

A la suite de l'arrivée des premières familles en 2008, la Municipalité a créé un poste de médiateur: "C'est un agent de police qui parle roumain et qui privilégie le dialogue, explique la secrétaire générale. Son rôle est notamment d'expliquer les différentes règles à respecter".

Lors d'infractions, des amendes sont infligées. Mais la police se montre flexible, assure Morella Frutiger: "S'ils n'ont pas d'argent, on leur donne un avertissement. C’est surtout pour les dissuader d'enfreindre la loi. Il n’y a pas de système administratif lourd d’envoi des amendes chez eux en Roumanie".

Plus de 10 millions de Roms en Europe

Selon les observateurs, la majorité des Roms en Suisse viennent de la Roumanie. Il n'existe cependant aucune statistique officielle concernant cette population sur le sol helvétique: "C'est un groupe ethnique et non une population rattachée à un seul pays, il est donc très difficile de les recenser", explique le Secrétariat d'Etat aux migrations (SEM).

Un rapport publié en 2014 par le Conseil de l'Europe estime quant à lui que 10 à 12 millions de Roms vivent sur le continent européen. Parmi eux, 6 millions seraient répartis dans les 28 Etats membres, soit 1,2% de la population de l'Union européenne (voir carte ci-dessous).

Rom, "un concept créé de toute pièce"

Keystone

La popularisation du terme "Rom" (qui signifie "homme" ou "mari") remonte aux années 1970, lorsque l'Union romani internationale (IRU) décide de l'utiliser pour désigner différents groupes tels que les Gitans, les Manouches, les Yéniches ou les Sintés.

L’Union romani internationale choisit également un drapeau, une langue (romani) et un hymne, mais ne revendique aucun territoire: "C'est une sorte de lobby qui défend les intérêts de ses membres", explique Jean-Pierre Tabin, de la Haute Ecole de travail social et de la santé de Lausanne.

Selon le sociologue, la stigmatisation des groupes disparates aujourd’hui regroupés sous le terme de "Roms" est ancienne: "Le terme est entré dans l'imaginaire occidental en regroupant des personnes qui n'ont pas grand-chose à voir entre elles - nomades, mendiants, etc. - et il est associé à la pauvreté. Or, il existe aussi des "Roms" banquiers ou enseignants".

Une femme portant le drapeau des Roms. [AFP - Thomas Samson]
Une femme portant le drapeau des Roms. [AFP - Thomas Samson]

Un bus hebdomadaire Genève-Bucarest

Originaires de Roumanie, de Hongrie, de Bulgarie et d'autres pays de l'est, les mendiants qui fréquentent les rues des villes de Suisse font de fréquents allers-retours: "Ils prennent une des compagnies de bus qui circule entre Bucarest et l’Europe de l’Ouest ", rapporte Jean-Pierre Tabin.

La plupart du temps, les enfants restent au village, confiés à des proches, tandis que les parents partent faire la manche ou chercher de l’emploi dans les villes d'Europe: "C'est une solidarité familiale, une solution de la débrouille, explique le spécialiste. Mais il n'y a pas de réseaux ou d'organisation plus large qui récolte l'argent de manière organisée".

La Suisse à la traîne

Pour Jean-Pierre Tabin, les communes doivent en faire davantage pour cette population: "La première priorité est l'habitat, il faut des infrastructures d'hébergement. Ensuite, il faut leur donner la possibilité de travailler".

Selon lui, la Suisse a encore beaucoup à faire dans ce domaine: "Il y a des villes en Suède, en France ou en Belgique qui ont mis en place des programmes spécifiques. En Suisse, il y a encore beaucoup à faire".

Crédits

Reportage: Mathieu Henderson et Mélanie Ohayon

Réalisation web: Mathieu Henderson