Le MCT Breithorn est un chimiquier de 160 mètres qui sillonne les mers en arborant à sa poupe un drapeau suisse, comme les 46 autres navires de la marine marchande helvétique.
Selon l’historique des données de navigation obtenu par la RTS, ce navire, dont l’armateur est une société zurichoise, s'est rendu trois fois dans le port syrien de Banias entre février et juin 2015. Un terminal pétrolier sous contrôle des forces loyales au président Bachar al-Assad.
D’une capacité de près de 20'000 tonnes, le MCT Breithorn était chargé de diesel. Une information confirmée par un représentant de l’armateur, qui a contacté l’Office suisse de la navigation maritime (OSNM) et ses assureurs pour s’enquérir de la légalité des transports avant d’affréter son navire.
Dans sa prise de position, l’OSNM a renvoyé l'armateur à l’ordonnance du Conseil fédéral sur les sanctions à l'encontre de la Syrie, où - contrairement au kérosène - le diesel n’apparaît pas comme un bien interdit d'exportation vers le pays en guerre.
Indispensable pour les tanks
Ce carburant stratégique n’en reste pas moins essentiel pour le régime de Bachar al-Assad. Le diesel pouvant servir à alimenter des chauffages et des générateurs, mais aussi à faire rouler les chars de combat soviétiques T-62, T-72 et T-80 et autres camions de transport de l’armée syrienne.
De l'autre côté de l'Atlantique, les voyages du MCT Breithorn vers les côtes syriennes semblent avoir allumé des voyants à Washington. Les autorités suisses ont été approchées par "un pays tiers", selon les termes du Secrétariat d'Etat à l'économie (SECO) – en charge de l’application des sanctions suisses. C'est uniquement après cette prise de contact que le SECO a exigé de la documentation sur ces échanges.
Le SECO avait pourtant été averti en amont des projets de l'armateur suisse, a assuré à la RTS le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), dont dépend l'office maritime helvétique.
Pour le propriétaire du bateau, l'affaire a été clôturée sans suite en juillet 2015. Par contre, exactement deux mois après le dernier départ du navire suisse depuis Banias, une société impliquée dans l’achat du carburant transporté par le chimiquier suisse s'est retrouvée inscrite sur la liste des sanctions américaines.
"Soutien au gouvernement syrien"
La compagnie concernée, Milenyum Energy SA - une offshore panaméenne active en Turquie - "a été désignée pour avoir matériellement aidé (…) ou fourni (…) des biens et services pour soutenir le gouvernement syrien", a justifié le Trésor américain.
Nous n'avions aucune base légale pour interdire ces transports
"Nous n'avions aucune base légale pour interdire ce transport", a expliqué un porte-parole du DFAE, qui estime aussi que l'image de la Suisse, qui accueille en ce moment les négociations de paix sur la Syrie, n'avait pas été écornée "car les lois nationales comme internationales avaient été respectées".
Le DFAE a confirmé qu’aucune destination n’était interdite aux navires sous pavillon suisse, qu’il ne contrôlait pas les destinations et que les trajets comme les marchandises transportées ne devaient pas être annoncées.
Au SECO, "on ne se prononce pas sur des cas particuliers" tout en rappelant la légalité du transport de gazole vers la Syrie et qu’"il incombe aux acteurs privés de vérifier qu’aucune personne sanctionnée n’est impliquée dans une relation d’affaires".
Les contrôles en question
Ce transfert controversé de carburant met en lumière une des limites de l'auto-régulation sur laquelle s'appuient les autorités suisses. L'utilisation d’une société écran, qui selon les Etats-Unis a permis au régime de Bachar al-Assad de se ravitailler, semble avoir suffi à camoufler l'identité du destinataire final.
Si le diesel ne se trouve pas sur la liste des biens visés par les sanctions Suisse, la compagnie pétrolière étatique Sytrol, avec qui aurait fait affaire Milenyum Energy, y est, quant à elle, bien inscrite depuis 2012.
"Les lois et l'esprit" des lois
Pour le conseiller national démocrate-chrétien Guillaume Barazzone (GE), il est nécessaire que "même si ce n'est pas illégal, les autorités suisses conseillent aux sociétés suisses ayant des bateaux à pavillon suisse de faire attention aussi à l'esprit des sanctions." Son homologue socialiste Carlo Sommarugo dénonce pour sa part une "faille" dans le dispositif législatif helvétique et demande au Conseil fédéral d'intervenir pour mettre fin à cette "pure hypocrisie" (écouter la réaction ci-contre).
Marc Renfer
Une flotte dont l'origine remonte à la 2e Guerre mondiale
La flotte de commerce suisse vient fêter ses 75 ans et a comme origine la Seconde Guerre mondiale. L'Allemagne ayant fermé le Rhin à la navigation marchande, principale voie d'approvisionnement pour la Suisse, le Conseil fédéral a créé la marine marchande suisse.
La mission première de la flotte nationale commerciale, soit l'approvisionnement du pays en cas de conflit, est encore valable aujourd'hui même si les bateaux sont en mains privées.
Pour inscrire une embarcation sous pavillon helvète, il est nécessaire que 51% des actionnaires de la société propriétaire du bateau soient d'origine helvétique et domiciliés en Suisse.
Pour des raisons de sécurité, tous les armateurs doivent indiquer, chaque semaine, la position de leurs embarcations tant à Bâle, auprès de l’Office suisse de la navigation maritime (OSNM), qu’à Berne, auprès de l’Office fédéral pour l’approvisionnement économique du pays (OFAE).
mre avec ats