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Cédric Tille: "Le RBI est une idée abstraite et peu ciblée"

Cédric Tille, professeur d'économie à l'Institut de hautes études internationales et du développement à Genève.
Cédric Tille, professeur d'économie à l'Institut de hautes études internationales et du développement à Genève.
Professeur d'économie à l'Institut de hautes études internationales et du développement à Genève, Cédric Tille est un opposant déclaré au revenu de base inconditionnel (RBI). Interview.

RTSinfo: Pourquoi, selon vous, le RBI n'est-il pas un modèle viable ?

Cédric Tille: Mon premier point de désaccord avec le RBI est le coût. On parle tout de même d’énormes montants. Les initiants disent qu'au lieu de toucher ce que vous touchez comme salaire, vous le touchez comme RBI, donc finalement ça n’est pas un coût mais juste un transfert, un changement d'étiquette. Et ça, c’est faux. En économie, c'est davantage le "comment" que le "combien" qui est important. Si on y réfléchit, c’est un énorme impôt. Parce que, certes, je vais toucher 2500.-, mais on va me les ponctionner sur le reste de mon salaire pour me les reverser. Le problème est que quand vous me "donnez", vous me "donnez" de toute manière, alors que vous me "prenez" uniquement si je travaille.

Alors, l’incitation à lever le pied est énorme. Les initiants disent: " un sondage montre que seuls 2% des gens arrêteraient de travailler". Mais il n’y pas besoin que les gens arrêtent. Il suffit qu’ils se mettent à mi-temps, et vous divisez le PIB par deux. Dans ce mécanisme, il y a un impôt implicite et vous ne redistribuez pas 30% du PIB sans que ça grippe.

Mauvaise réponse

RTSinfo: Mais le RBI n'est-il pas une réponse à la pénurie future de travail, plus qu'à un besoin de lever le pied des salariés ?

Cédric Tille : Je trouve que c’est une mauvaise réponse à une question intéressante. Si on dit: "avec, l’internet, les développements techniques, est-ce qu’on va partir dans un monde où à moins d’être à la pointe pour travailler dans une start-up, vous allez être largué ?". La première réaction est de garder la tête froide. Il y a des études qui vous disent que dans trente ans beaucoup des jobs auront disparu, mais ce n’est pas nouveau. Si en 1985, on avait dit qu'on aurait des téléphones portables avec plus de puissance de calcul qu’Apollo, les gens auraient pensé qu'une catastrophe allait arriver avec un chômage de masse. Mais finalement, on a vu que ça n'était pas vrai. Beaucoup de jobs ont disparu certes, mais beaucoup ont été créés. Il est clair qu'"avant" on ne sait jamais lesquels seront créés, mais ce n’est pas la première fois qu’on fait ce genre de choses. Donc je trouve qu’il y a tout un côté où on joue à se faire peur dans cette idée de "fin du monde du travail". Je préfère aborder la question de manière plus terre-à-terre.

RTSInfo: Ne faut-il pas, de temps en temps, écouter les utopistes ? Certains disent que si on était resté terre-à-terre, l'AVS n'aurait jamais pu exister !

Cédric Tille: C’est vrai, j’ai du mal avec l’argument qui dit que c'est automatiquement mauvais pour l'économie lorsqu'on veut faire la moindre réforme en Suisse. Mais, dans le cas de l’AVS, on a fini par avoir un outil ciblé sur la pauvreté des personnes âgées. Le RBI est plutôt un  "arrosage" non-ciblé. La succession de plusieurs votations "utopistes" comme l’initiative 1X12, risque de décrédibiliser ceux qui les lancent. Si on ne fait que débattre des utopies, la prochaine bonne idée sera mise en péril parce que ses auteurs seront assimilés à de doux rêveurs.

Impôt négatif

RTSinfo: L'idée n'est pas exclusivement suisse. Une expérience de RBI est notamment menée en Finlande ?

Cédric Tille: C’est une petite expérience, limitée en taille et en temps. Mais ce qui est frappant, c’est que quand on demande aux gens pourquoi ils sont pour, ils répondent, "parce que si vous êtes au chômage et que vous retrouvez du travail, il y a beaucoup d’aides qui tombent, donc il est presque plus avantageux de rester au chômage ». Ce qu’il faut faire, au lieu du RBI, c’est aider les faibles revenus et ne pas enlever les aides par exemple à l’assurance-maladie d’un coup, mais plutôt les diminuer graduellement à mesure que le salaire s’améliore. D'ailleurs, on a l’outil nécessaire : l’impôt fédéral direct (IFD). C’est un impôt progressif, qui pourrait être adapté pour inclure ce qu’on appelle l’impôt négatif, un sujet qui me tient à coeur. Actuellement, si vous avez peu de revenus, vous ne payez pas l'IFD et, au fur et à mesure que vous gagnez plus, le taux d’imposition monte. Imaginons maintenant que non seulement les très bas revenus ne paient rien, mais qu’ils bénéficient au contraire d'un coup de main financier (l’impôt négatif), ce qui les incitera à travailler. Donc, la situation est complètement inversée par rapport au RBI. On pousse les gens à s'intégrer et le travail reste un gros facteur d'intégration.

Le côté "attention, restons près de nos sous"

RTSinfo: En revenant au scrutin sur le RBI, quel est votre pronostic ?

Cédric Tille: C’est dommage que l'idée vienne sous forme d’initiative, plutôt que de débat dans divers médias. Le RBI est une idée abstraite et peu ciblée, et c’est un peu de la "politique d’intello". On part d’une belle idée mais si elle n'est pas assez concrète, tout ça ne servira à rien et ce sera refusé tellement nettement que quelque part cela va tuer la discussion.

RTSinfo: Luxe de riche ?

Quelque part oui. Le côté pragmatique des Suisses reste une grande force, même si on fait les choses souvent très tard. Le côté "attention, restons près de nos sous" est plutôt une bonne chose, même si parfois il peut-être exagéré chez nous.

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Propos recueillis par Pierre-Yves Maspoli

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