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Les alpinistes de l'extrême risquent vie et finances sous pression des sponsors

Premiers de cordées: toujours plus vite
Premiers de cordées: toujours plus vite / Mise au point / 13 min. / le 22 janvier 2017
Les "speed climbers", ces alpinistes qui gravissent des sommets sans corde et à toute vitesse, doivent sans arrêt pousser les limites. Sous la pression des sponsors, ils doivent toujours établir de nouveaux records.

Il faut deux jours à un guide de montagne aguerri pour gravir la face nord de l'Eiger. L'alpiniste bernois Ueli Steck, lui, a grimpé cette pente en seulement 2 heures, 22 minutes et 50 secondes, sans corde et sans sécurité. C'était en novembre 2015. Il reprenait alors le record qu'il avait laissé en 2011 à l'Uranais Dani Arnold, qui avait réalisé l'exploit en 2 heures et 28 minutes.

Le duel entre ces deux alpinistes, qui collectionnent tour à tour les nouveaux records, est mis en scène dans des clips promotionnels, toujours plus extrêmes.

Sans filet

Ueli Steck a établi quasiment tous les records de vitesse: l'Eiger, mais aussi le Mont Blanc, ou encore Les Grandes Jorasses. C'est lui qui a révolutionné le monde de l'alpinisme. "Au début, tu fais la course pour battre tes limites, puis les résultats viennent tout seuls", affirme celui qu'on surnomme dans le milieu, La machine suisse.

Selon lui, l'escalade était plus simple il y a 50 ans, avec beaucoup de montagnes vierges à découvrir. "Mais il faut accepter notre époque. Et il y a toujours de nouveaux challenges", souligne le Bernois.

Lors de ses exploits en solitaire, Ueli Steck réduit le matériel de sécurité au strict minimum. "Moi, je n'ai jamais peur. On a peur si on fait quelque chose de trop dur. Mais si on calcule bien [ses limites], on n'a pas peur." A 40 ans, il sait qu'il n'a plus le même physique. "Je veux prendre moins de risques. Je dois donc choisir des idées différentes.

Pousser les limites

Cette nouvelle génération d'alpinistes repousse les limites toujours plus loin: seul, sans sécurité et sous pression des sponsors.

Face à la concurrence toujours plus forte, Ueli Steck doit maintenir l'allure pour séduire les mécènes. Il a confié sa carrière à un agent, Rolf Huser, le même que Martina Hingis ou Corinne Suter.

Avec ses records et ses expéditions à l'étranger, il doit trouver plus de 150'000 francs de sponsoring chaque année. "Je ne vends pas la vitesse, mais l'image, le package. Ueli Steck est une marque qui a grandi. Il a eu la chance d'être le premier", affirme son agent.

Risques financiers

La télévision ne produit pas d'images. C'est au sportif de créer, puis de fournir les médias. Lors d'une expédition, le sportif prend donc tous les risques, même financiers. Une pression supplémentaire à gérer, alors que les sponsors en redemandent.

Un constat sans surprise pour le spécialiste Pierre Gallard, professeur de marketing à l'ESM de Genève. "Le marketing de l'extrême fonctionne grâce aux jeunes. Le monde moderne est un monde de performances, où l'idée de vitesse et de prise de risque absolu trouve un écho."

Selon lui, le sponsor devrait avoir une éthique. "Le sponsoring suppose des retombées financières. L'intérêt est donc financier". Mais pour le sportif, la pression est grande avec sa vie en jeu, mais aussi la nécessité de renouveler constamment ses performances pour maintenir un financement. En cas de drame, le sponsor aura évidemment pris soin d'éviter d'endosser la responsabilité, souligne Pierre Gallard.

L'autre alpiniste suisse Dani Arnold collectionne lui aussi quelques records. Même si sa photo figure dans le Guinness book, ce trentenaire continue à travailler à mi-temps comme guide de montagne pour boucler son budget. "J'ai eu beaucoup de chance à l'époque de battre l'ancien record de vitesse d'Ueli Steck et devenir ainsi célèbre. Je trouve dommage que les jeunes alpinistes doivent maintenant nécessairement prendre des risques et faire un pas de plus."

L'esprit de cordée

Pour de nombreux passionnés de montagne, l'alpinisme moderne oublie l'essentiel. D'après Samuel Schupbach, le secrétaire de l'association des guides valaisans, l'esprit de cordée existe encore, mais il est malmené. "Il faut être toujours plus présent sur les réseaux sociaux et montrer ses exploits. Faire le buzz." Selon lui, ces alpinistes ne grimpent plus pour eux, mais pour les autres. "Comment s'émerveiller et prendre le temps de vivre la montagne intensément, si je regarde mon chrono?"

Samuel Schupbach s'étonne toujours de voir des personnes grimper seules, sous équipées et non encordées. "Ueli Steck est un mauvais exemple. Nous sommes persuadés que la corde est essentielle."

Mais Ueli Steck voit les choses différemment: "La corde n'est pas une garantie et donne l'illusion de la sécurité. Mais le premier qui tombe entraîne l'autre avec lui. Tandis que sans corde, on prend moins de risque."

François Ruchti/Feriel Mestiri

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