L'historienne, qui a travaillé 19 ans sur son doctorat "La fuite en Suisse", a retrouvé la trace de 2844 juifs refoulés à la frontière franco-suisse pendant la Seconde Guerre mondiale, utilisée par deux tiers des réfugiés voulant échapper à l'Allemagne nazie.
Lors de la Seconde Guerre mondiale, plus de 15'000 juifs se sont présentés à la frontière franco-suisse, un peu moins de 20% - soit 2844 - ont été refoulés, selon ses recherches.
Parmi ceux-ci, la chercheuse de l'Université de Genève a identifié 248 juifs qui ont été déportés et exterminés après leur renvoi par la Suisse. Mais les archives étant lacunaires, elle estime qu'en plus de ceux-ci quelques centaines d'autres juifs, qui n'ont pas été identifiés, ont pu périr après leur renvoi par la Suisse.
24'398: le chiffre de la commission Bergier
Avec ses travaux, Ruth Fivaz-Silbermann remet en question le chiffre de 24'398 refoulements civils lors de la Seconde Guerre mondiale utilisé pour le rapport Bergier, dont il estimait qu'il inclut une grande majorité de juifs.
La commission d'experts mise en place par la Suisse pour faire toute la lumière sur la question des fonds en déshérence n'a toutefois pas elle-même étudié la question du nombre de personnes refoulées à la frontière, celle-ci ne figurant pas dans son mandat. C'est d'ailleurs ce que critique aujourd'hui l'historien français Serge Klarsfeld.
Le chiffre de 24'398, utilisé dans le rapport, est issu d’une étude publiée en 1996 par Guido Koller, historien aux Archives fédérales à Berne. Il comprend aussi les personnes d'autres confessions et certains réfugiés ayant été refoulés plusieurs fois - à l'instar d'Etta Dagan, que le 19h30 avait rencontrée. C'est pourquoi le nombre des refoulements est forcément supérieur à celui des personnes effectivement refoulées.
Contacté par la RTS, Georg Kreis, membre de la commission Bergier et Guido Koller, n'ont pas souhaité prendre position par rapport à la volumineuse thèse (plus de 1000 pages) de Ruth Fivaz-Silbermann qu'ils n'ont pas lue. Tous deux saluent néanmoins le fait que de nouvelles études permettent d'avoir une image plus précise de la politique suisse et de ses conséquences lors de ce conflit mondial qui a fait 6 millions de victimes juives à travers le monde entre 1939 et 1945.
De précédents travaux
Car Ruth Fivaz-Silbermann n'est pas la seule à apporter par ses investigations un nouvel éclairage sur la politique suisse à cette période. Deux autres historiens, juifs comme elle, sont parvenus ces dernières années à la même conclusion que la chercheuse genevoise, à savoir que le nombre de refoulés juifs est plus modeste qu'admis lors de la parution du rapport Bergier.
Serge Klarsfeld, qui a notamment travaillé sur les archives de la Shoah, avait indiqué il y a sept ans que 3000 juifs avaient été refoulés par la Suisse.
Quant à Henry Spira, auteur de la plus complète étude réalisée sur la frontière jurassienne, il estime que les chiffres ont été surestimés car ils comprennent notamment tous les passagers volontaires de la frontière: par exemple, les réfugiés entrant en Suisse par la frontière nord pour fuir via Genève ou tous les réfugiés qui sont rentrés volontairement chez eux dès le 4 août 1944, au fur et à mesure que la France, la Belgique ou la Hollande étaient libérées.
Rothmund réhabilité ?
Ruth Fivaz-Silbermann a également découvert que Heinrich Rothmund, le directeur de la division de police au Département de justice et police qui incarnait la dureté de la politique suisse, était bien plus nuancé dans l’application de la décision du Conseil fédéral de fermer les frontières aux juifs le 4 août 1942.
"Il n'était nullement antisémite", estime la chercheuse qui a découvert plusieurs documents témoignant d'une politique moins restrictive appliquée par Heinrich Rothmund.
Nicolas Rossé
Une thèse qui ne se veut pas politique
Consciente que sa thèse peut être récupérée politiquement, Ruth Fivaz-Silbermann précise que la révision à la baisse du nombre de refoulés juifs ne permet en aucun cas de relativiser la politique restrictive d'accueil mise en place par le gouvernement suisse. Elle rappelle qu'en août 1942, le gouvernement avait déjà été alerté à plusieurs reprises de la mise en place de la solution finale par l'Allemagne nazie.
L'historienne a également retrouvé la trace de très nombreux gradés en charge de la frontière (militaires, policiers ou douaniers) qui n’ont pas respecté les critères d’admission édictés par le Conseil fédéral, envoyant ainsi des dizaines de réfugiés vers la mort. On peut citer le Commandant de gardes-frontière Frédéric Rapp, le major Heinrich Hatt, le premier-lieutenant Daniel Odier ou encore le caporal Fernand Demierre.