Ce devait être un voyage pour retrouver sa mère biologique. Au printemps dernier, Sarah Ramani Ineichen se rend au Sri Lanka. La jeune femme a été adoptée en 1981 par une famille alémanique. Longtemps, elle n’a pas souhaité connaître ses origines. "Lorsque j’ai eu mes trois enfants, j’ai commencé à m’intéresser à ma mère. Qui est-elle? Pourquoi a-t-elle choisi de se séparer de moi?" explique-t-elle.
Témoignage inquiétant
A son arrivée à Colombo, elle retrouve les anciens voisins de sa mère. Mais ce qu’ils lui racontent la bouleverse: "On m’a dit qu’une femme venait régulièrement pendant la grossesse de ma mère. Elle faisait pression sur elle pour qu’elle donne son bébé. Quelques jours après ma naissance, elle est venue me chercher et elle est partie avec moi."
Quelques jours après ma naissance, elle est venue me chercher et elle est partie avec moi
Sarah entame alors son enquête sur place avec l’aide d’un guide local. La recherche se révèle difficile dans un pays à l’administration labyrinthique. Jusqu’à la rencontre avec un officier de police bienveillant. "Il m’a permis de rechercher le nom de famille de ma mère tel qu’il figure dans mon dossier d’adoption, Kondasari. Mais personne n’a jamais été enregistré sous ce nom à Colombo."
Un versement de 2000 francs
Pour mieux comprendre son passé, Sarah a interrogé ses parents adoptifs à son retour. "Plusieurs éléments me troublent. Entre leur demande auprès de l’agence d’adoption et mon arrivée en Suisse, il ne s’est écoulé que trois mois. Comment est-ce possible alors que d’autres parents qui ont eu recours à d’autres agences ont attendu jusqu’à deux ans? Ils ont été invités à verser 2000 francs suisses au Sri Lanka après mon arrivée. A qui cet argent était-il destiné?"
La RTS a examiné le dossier d’adoption de Sarah. L’agence qui s’est chargée de l’adoption, le Verein Kinder-Fürsorge Haus Seewarte, était enregistrée dans le canton de Saint-Gall. Or sa directrice - Mme H. - avait déjà un passé trouble dans le domaine de l’adoption.
La mystérieuse Mme H.
Tout a commencé dans les années 1950. Mme H. était alors employée de la Private Mütter und Kinderfürsorge Rapperswil (PMKR). Cette organisation s’occupait du placement d’enfants suisses nés de mère célibataire. Son but déclaré: "amoindrir les conséquences engendrées par les naissances hors mariage." En vingt ans, la PMKR aurait organisé le placement de 2000 petits Suisses.
Dès 1955, Mme H. a tenté d’envoyer certains enfants aux Etats-Unis. Mais ses démarches ont rapidement suscité l’inquiétude du Service social international (SSI), l’une des principales organisations en charge des adoptions entre pays. Ils ont signalé que Mme H. prenait contact elle-même avec des parents adoptifs, ce qui était contraire aux règles, et qu’elle ne travaillait pas avec les services sociaux afin de pouvoir obtenir le paiement complet de la pension pour les enfants.
Peu de réponses
La méthode de Mme H. aux Etats-Unis rappelle les cas survenus plus tard au Sri Lanka. Mais les réponses à ces questions sont difficiles à obtenir. Mme H. est décédée en 1997 et la fondation Adoptio, qui a succédé à son agence, ne s’occupe plus d’adoptions.
Contacté, l’un de ses responsables rejette en bloc tout acte illégal. "Mme H. se rendait régulièrement au Sri Lanka pour s’assurer que tous les procédés se déroulaient correctement sur le plan légal aussi bien qu’éthique et moral", écrit Benno Stöckli de la fondation Adoptio. Et d'ajouter: "C’était une personne exigeante envers elle-même comme envers les autres. Si elle avait eu connaissance de tels agissements, elle nous en aurait parlé."
La Suisse savait
C’est en septembre dernier que Sarah a compris qu’elle n’était pas seule. L’émission d’investigation Zembla de la télévision publique néerlandaise NPO a diffusé une longue enquête menée auprès d’enfants adoptés cherchant leur mère au Sri Lanka. Des cas étrangement similaires à celui de Sarah.
Certains bébés étaient déclarés morts à la maternité puis subtilisés à leur mère. D’autres leur étaient tout simplement achetés pour quelques dizaines de dollars. Enfin, certains couples acceptaient même de se rendre dans des "fermes à bébés", des lieux où les femmes tombaient enceinte dans le but explicite de vendre leur progéniture. Dans tous les cas, d’autres femmes, rémunérées pour cela, se faisaient passer pour les mères au moment de présenter les bébés à leurs parents adoptifs.
Le Sri Lanka veut créer un bureau spécial
Le système a pris une telle ampleur que les autorités sri-lankaises ont temporairement suspendu les adoptions internationales en 1987, mais sans en dévoiler les véritables raisons. L’enquête de Zembla a pourtant poussé le Sri Lanka à reconnaître pour la première fois l’existence du problème. "Le gouvernement doit prendre cela très au sérieux et créer un bureau spécial pour trouver les parents et les réunifier avec leurs enfants. Ça peut être fait très facilement. On peut comparer leur ADN", a déclaré le ministre de la Santé Rajitha Senaratne.
En Suisse, la chute des adoptions
Et en Suisse? Que savaient les autorités de l’époque? Une certitude: la Confédération avait été informée de l’existence de filières illégales. Le 11 octobre 1984, l’Office fédéral des étrangers a adressé une circulaire à tous les cantons suite aux agissements troubles au Sri Lanka d’une intermédiaire qui n’était pas Mme H. La mise en garde n’a visiblement pas été suivie d’effets.
Contacté par la RTS, le canton de Saint-Gall reconnaît avoir reçu dernièrement une demande d’information de l’Office fédéral de la justice (OFJ). D’après une première recherche dans les archives cantonales, le canton avait été informé en 1982 de l’existence d’intermédiaires douteux au Sri Lanka et avait demandé à l’agence de Mme H. de suspendre les adoptions avec le pays. "Par la suite, les rapports ont repris entre l’organisation et d’autres partenaires au Sri Lanka", explique Elisabeth Fröhlich, responsable de la section famille et aide sociale.
Des démarches coordonnées en Europe
Si le canton de Saint-Gall doit se replonger dans ses archives, c’est suite à une demande de l’OFJ. Informé par ses collègues néerlandais de l’enquête de Zembla, l’OFJ a demandé à tous les cantons de répertorier les intermédiaires actifs dans les adoptions au Sri Lanka à l’époque des faits. Le travail doit être mené aux niveaux cantonal, fédéral et international. Dans l’immédiat, selon Maryse Javaux, collaboratrice scientifique à l’OFJ, "nous restons en étroit contact avec les Néerlandais et avec les autres pays d’accueil des enfants adoptés, afin d’échanger nos informations et de coordonner nos démarches vis-à-vis des autorités du Sri Lanka."
Une première prise de conscience, mais qui ne résout pas dans l’immédiat le problème des adoptés du Sri Lanka. Une vingtaine d’entre eux se sont déjà constitués en association dans le but de demander aux autorités de faire la lumière sur leur passé et de les soutenir financièrement dans leurs démarches. Il ne s’agit cependant pas d’une indemnisation comme cela avait été le cas pour les enfants suisses placés de force, mais d’une aide pour retrouver leurs racines. En particulier car le Sri Lanka propose la mise en place d’une banque de données ADN pour réunir les enfants avec leurs parents biologiques.
J’espère que ça n’arrivera plus jamais à un bébé adopté en SuisseSarah, jeune femme adoptée en 1981
Sarah fait partie de cette association. Le temps presse pour retrouver sa mère aujourd’hui âgée d'une soixantaine d'années. Mais son plus grand souhait est que d’autres enfants ne connaissent pas le même sort. "J’espère que ça n’arrivera plus jamais à un bébé adopté en Suisse et que l’Etat surveillera mieux la façon dont les enfants arrivent ici. J’aimerais qu’il n’y ait plus d’enfants qui se retrouvent dans la même situation que nous aujourd’hui."
Marc Allgöwer
755 enfants adoptés en Suisse
Selon l’enquête de l’émission néerlandaise Zembla, 11'000 enfants ont été adoptés au Sri Lanka par des parents européens durant les années 1980. Et 755 d’entre eux auraient rejoint des familles suisses. Les données de l’Office fédéral de la statistique débutent en 1979 et la RTS a choisi de dénombrer les adoptions finalisées jusqu’en 1989.
L’adoption internationale a été suspendue par les autorités sri-lankaises dès 1987, mais l’enfant était souvent enregistré officiellement par les autorités suisses deux ans après son arrivée sur le sol helvétique.