Les données personnelles d'utilisateurs de Facebook siphonnées par la société britannique Cambridge Analytica, qui les a revendues au Parti républicain américain avant la dernière élection présidentielle: c'est la base du scandale qui a éclaté la semaine dernière.
En Suisse, les partis politiques pourraient certainement être tentés de mandater une telle société pour capter des électeurs. Mais a priori, selon l'enquête de la RTS, ils ne l'ont pas encore fait.
Tous les partis gouvernementaux, du PS à l'UDC, affirment n'avoir jamais recouru jusqu'ici à des outils aussi sophistiqués et n'envisagent pas d'y recourir à l'avenir. C’est la réponse officielle fournie par les états-majors, que l'on doit croire sur parole. Mais force est de constater qu'il y a une réelle omerta sur la question: les stratégies marketing des partis sont des secrets bien gardés.
Des partis connaissaient Cambridge Analytica avant le scandale
Reste que ce genre de services a peut-être déjà été proposé à des partis en Suisse. Deux sources qui veulent rester anonymes - l'une au sein de l’UDC, l’autre au sein du PLR - affirment à la RTS avoir eu connaissance de l’existence de Cambridge Analytica bien avant que le scandale n’éclate. Cela tendrait à appuyer les affirmations du préposé zurichois à la protection des données, qui déclarait mercredi dans les colonnes du Tages Anzeiger que des conseillers américains sont venus en Suisse pour "présenter les nouvelles possibilités de faire campagne". Il est donc tout à fait possible que des partis aient été approchés.
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Et les formations politiques pourraient effectivement être tentées de s'offrir de tels services, parce que toutes rêvent de pouvoir identifier précisément qui sont leurs sympathisants, leurs électeurs potentiels ou les personnes indécises qui ne demandent qu’à être convaincues.
Tous les partis cherchent à obtenir des listes plus ou moins précises et exhaustives de personnes à contacter - pour recruter des militants, mais surtout pour s’assurer au moment de l'élection que ces citoyens vont bien voter et qu’ils glissent la bonne liste dans l’urne.
Un ciblage des électeurs plus "artisanal" en Suisse
Sur le principe, les partis procèdent déjà à du ciblage en Suisse, mais plus "artisanal". Ils vont rechercher sur les réseaux sociaux les personnes qui likent ou partagent leurs idées. Ils le font manuellement ou avec des outils informatiques, mais qui sont beaucoup moins sophistiqués que ceux de Cambridge Analytica.
Facebook lui-même propose de la publicité ciblée et tous les partis l’utilisent, comme n’importe quelle entreprise qui veut placer du contenu sponsorisé. Ces partis peuvent également acheter des bases de données pour des envois postaux.
Les méthodes sont donc moins poussées, mais la logique est identique. Ainsi, le Parti socialiste avait mené une campagne téléphonique avant les élections fédérales de 2015, mais avait consulté le préposé fédéral à la protection des données avant de le faire. L'UDC, de son côté, mène un projet pilote pour 2019.
"Rien ne remplacera un stand au marché"
Mais la comparaison s'arrête là: outre-Atlantique, les enjeux sont tels qu’un parti est prêt à investir des millions pour parvenir à atteindre les électeurs qui feront basculer tout un Etat - et donc permettront l’élection de leur candidat à la présidence. En Suisse, les circonscriptions électorales sont beaucoup plus petites. Et comme le confie une responsable de campagne du PDC: "Rien ne remplacera le travail de conviction sur le terrain". Installer un stand au marché est sans doute plus efficace et bien moins cher que s’offrir les services de Cambridge Analytica.
Pietro Bugnon/oang
"Il y a urgence à mettre en place un nouveau cadre législatif en Suisse"
Jean-Philippe Walter, préposé fédéral suppléant à la protection des données, a réagi jeudi dans Forum à la situation suisse. Il insiste notamment sur la nécessité de réviser rapidement la législation.
Il n'est pas impossible, selon l'enquête de Pietro Bugnon, que des partis politiques en Suisse aient été approchés par des sociétés qui font du ciblage politique comme Cambridge Analytica, cela vous inquiète?
"Effectivement, on ne peut pas l'exclure, mais à ce jour nous n'avons pas eu d'informations allant dans ce sens. Cela ne veut pas dire qu'on ne doit pas s'en préoccuper et c'est l'une des raisons pour lesquelles nous avons publié il y a quelques mois une feuille d'information à l'adresse non seulement des citoyens mais aussi des partis politiques sur le comportement à avoir pour le démarchage à des fins politiques."
Le préposé zurichois affirme que des conseillers américains sont venus en Suisse pour présenter des nouvelles possibilités de campagne". Vous avez aussi connaissance de cela?
"Non, nous n'avons reçu aucune information en ce sens et je ne sais pas si mon collègue zurichois a véritablement des informations fondées, on va évidemment le vérifier."
Quelles sont les grandes lignes directrices que vous avez données aux partis politiques?
"Elles reposent sur deux axes. Le premier c'est la transparence, une information claire des personnes. Et l'autre repose sur le consentement expresse des personnes concernées."
Comment prévenir, comment empêcher que cela arrive en Suisse?
"Il y a d'abord une sensibilisation auprès des personnes qui sont actives sur les réseaux sociaux, sur la toile, puisqu'on sait que dès que vous publiez une information, dès le moment où vous consultez un site, il y a des traces qui demeurent. Ces informations sont accessibles à beaucoup de monde et il faut bien cibler ce que l'on veut publier. Il ne faut pas publier des informations qu'on ne veut pas partager avec d'autres sur la toile.
Ne faut-il pas passer par un cadre légal?
"Oui, nous avons actuellement une loi de protection des données de première génération, antérieure à l'apparition des réseaux sociaux ou des téléphones intelligents. Il y a un projet de révision totale de la loi. Malheureusement, le Parlement traîne un peu dans le traitement de cette loi. Or il y a urgence à mettre en place un nouveau cadre législatif en Suisse, comme cela a été fait au sein de l'Union européenne."
La prise de conscience a-t-elle été trop tardive en Suisse?
"Je pense que le monde politique devrait se réveiller quand il constate ce type d'activités, ne pas contribuer lui-même à enrichir les bases de données de Facebook mais prendre ses responsabilités et mettre en place les mesures législatives pour éviter ce type de dérapage."