En mission de désarmement chimique en Syrie, l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC) avait annoncé en mai 2014 la "destruction totale du stock déclaré d'isopropanol" du régime de Bachar al-Assad.
"L'isopropanol est d'usage commun et n'est pas interdit par la convention sur les armes chimiques, mais il peut être utilisé pour fabriquer du gaz sarin", explique mardi l'OIAC à la RTS. "Déclaré par la Syrie comme faisant partie de son programme d'armes chimiques, il avait donc été détruit", précise l'organisation.
Pourtant, moins de 6 mois après cette élimination, une société suisse a pu exporter 5 tonnes d'isopropanol en direction du pays ravagé par la guerre civile, et ceci sans opposition de Berne, a appris la RTS.
Sanctionné par l'UE, validé par la Confédération
Le produit, connu aussi sous le nom d'alcool isopropylique, a été placé sur les listes de sanctions européennes dès juillet 2013. Mais la Confédération, qui se rallie habituellement aux mesures de l'UE, ne l'a pas inscrit dans son catalogue d'interdictions. Un oubli des autorités?
Contacté, le Secrétariat d'Etat à l'économie (SECO) maintient que "la Suisse a totalement adopté les sanctions européennes contre la Syrie" mais que "dans certains cas les mesures (...) sont régulées autrement, par exemple via la loi sur le contrôle des biens".
"Ces produits (...) ne nécessitaient pas d'obligation d'autorisation en Suisse à l'époque", affirme le SECO, qui ne s'est pas opposé à l'exportation car, selon lui, il n'existait pas d'indication en 2014 que ces livraisons puissent servir à un programme d'armement.
Une vente "plus possible en 2018"
Une telle vente pourrait-elle encore être validée aujourd'hui? Elle serait "probablement bloquée", affirme désormais le SECO qui évoque l'utilisation récente présumée d'armes chimiques. Pourtant, c'est dès l'été 2013 que la communauté internationale - France et Etats-Unis en tête - avait dénoncé des attaques au gaz sarin attribuées au gouvernement syrien.
Les sanctions européennes adoptées dans la foulée visaient en particulier l'isopropanol, qui contrairement à d'autres substances ne pouvait même plus être vendu conditionné pour la vente au détail. Dans une note déclassifiée depuis, les services français signalaient d'ailleurs l'utilisation de cette substance dans le programme chimique syrien.
Du sarin à base d'isopropanol utilisé lors d'attaques mortelles
S'il existe de multiples usages civils de l'isopropanol, notamment dans la fabrication de désinfectants ou de produits de nettoyage, son emploi pour fabriquer des armes chimiques utilisées durant le conflit syrien est avéré.
Ainsi, le gaz sarin lâché en avril 2017 lors d'une attaque contre la ville de Khan Cheikhoun, où près de 100 personnes sont mortes, a été synthétisé notamment à partir d'isopropanol, selon une analyse d'échantillons menée par des experts du gouvernement français.
"Pas de lien avec le régime", dit le SECO
Le SECO a expliqué que le client de la société suisse est une société pharmaceutique privée syrienne au sujet de laquelle il "n'a pas d'indication qu'elle a des liens avec le régime syrien, ni à l'époque, ni aujourd'hui".
Dans la Syrie de Bachar al-Assad, obtenir une garantie d'indépendance du régime reste toutefois difficile. "Etant donnée la structure clientéliste de l’économie du pays, les réseaux d’affaires syriens sont intimement liés au pouvoir", explique Joseph Daher, Maître Enseignant de Recherche à l'Université de Lausanne et spécialiste de la crise syrienne.
"Le propriétaire d'une société pharmaceutique n'est pas de facto directement lié au régime, mais le gouvernement contrôle les principales sources d'approvisionnement du pays directement ou à travers des hommes d'affaires qui lui sont liés", explique-t-il.
Enquête en Belgique
Les statistiques du commerce de l'ONU indiquent que la Suisse est l'unique pays européen avec la Belgique à avoir exporté ce produit en Syrie depuis la destruction supposée de son arsenal chimique. Les autres fournisseurs principaux sont le Liban, les Emirats arabes unis et la Corée du Sud.
En Belgique, une enquête a été ouverte suite à ces exportations, a révélé le magazine Knack la semaine dernière. Trois entreprises sont appelées à comparaître devant le tribunal correctionnel d'Anvers le 15 mai.
Marc Renfer