Abondance de biens dérange parfois. Alors que la Course de
l'Escalade s'apprête à présenter samedi un plateau de premier
ordre, les organisateurs genevois souhaiteraient avoir moins de
champions africains au départ. Ailleurs, des mesures de soutien
ciblées pour les athlètes suisses ont été décidées.
Les Africains sont invaincus depuis 1994 à l'Escalade et
s'apprêtent aussi à dominer la 32e édition ce week-end, mais leur
hégémonie commence à prendre une proportion qui n'est pas de
l'intérêt de tout le monde.
Responsable de l'engagement de l'élite à Genève, Werner Nikles
avait coutume de choisir ses vedettes via le manager Ricky Simms -
par ailleurs agent d'Usain Bolt -, en donnant la priorité à de
jeunes Kényans prometteurs, à quelques grands noms (Derartu Tulu
chez les dames) et aux Africains basés en Suisse. Or, ce bel
ordonnancement est bouleversé par des managers qui inscrivent
désormais directement leurs athlètes sur Internet, en payant la
finance d'inscription comme tout un chacun.
«Ils tuent la poule»
«Comme organisateurs, on se doit de présenter quelque chose
d'intéressant», relève M. Nikles. Sous-entendu: avec trop de
gazelles africaines au départ, la course est déséquilibrée, le
public se désintéresse et les Suisses sont rejetés loin derrière.
«Je suis découragé», admet le responsable du plateau, qui
ne goûte pas le fait que deux managers, l'Allemand Alexander Hempel
et le Suisse Peter Pfister, aient inscrit à son insu cinq
Kényan(e)s qui, forcément, joueront les premiers rôles.
Ils ne toucheront pas de primes de départ mais empocheront celles
d'arrivée et feront de l'ombre aux Africains plus connus, établis
en Suisse, comme Tolossa Chengere ou Tesfaye Eticha, ou à la
charismatique double championne olympique Derartu Tulu (Eth).
«Ces managers tuent la poule qui les nourrit», estime M.
Nikles. L'Escalade réfléchit aux parades possibles sans renier sa
tradition d'ouverture.
Ailleurs, des «solutions» plus ou moins protectionnistes sont
appliquées. A Bâle, seuls les athlètes invités ont le droit de
courir en élite. Les autres doivent se rabattre sur les autres
catégories, où aucune prime n'est versée. A Bulle ou à
Morat-Fribourg, des récompenses spéciales sont versées aux
meilleurs Suisses, en plus des primes «scratch». Au Grand Prix de
Berne, les enveloppes d'arrivée ont été tellement réduites que, par
la force des choses, seuls les athlètes invités et nantis d'une
prime de départ se déplacent.
Vers «une ouverture contrôlée»
«Il faut une harmonisation des pratiques entre
organisateurs, basée sur une ouverture contrôlée», plaide le
patron de la course de Bâle, Anton Schmucki. Des discussions sont
en cours à ce sujet au sein de Swissrunners, qui regroupe les
principaux organisateurs en Suisse. «Si nous ne faisons rien,
nous nous retrouvons avec 50 professionnels africains au départ,
que personne ne connaît. Ce n'est pas attractif ni pour le public,
ni pour les médias, ni pour les sponsors», relève-t-il.
Les organisateurs bâlois et M. Schmucki en particulier, qui a
travaillé cinq ans en Afrique, se montrent généreux envers les
athlètes quelle que soit leur origine mais songent aussi à leurs
propres intérêts commerciaux. Ils ne sont pas insensibles non plus
aux récriminations des coureurs suisses, pour qui les primes
d'arrivée deviennent inaccessibles.
En France, il est fréquent que les 20 ou 30 premières places des
courses sur route soient trustées par les Kényans, Marocains,
Ethiopiens ou Erythréens. La «préférence nationale» y est pratiquée
sous la forme de primes de départ juteuses aux Français, souvent
quel que soit leur résultat.
si/alt
Jérôme Schaffner: «Il faudrait plus aider les Suisses»
«Il y a 20 ou 30 ans, j'aurais été une star»: le Jurassien Jérôme Schaffner, un des meilleurs coureurs suisses actuels, s'époumone dans l'anonymat et regrette que les organisateurs de courses sur route comme l'Escalade ne soient pas plus généreux envers les athlètes suisses, pour contrebalancer la domination africaine.
Le sujet est délicat, et Schaffner sait bien que la solution au manque de visibilité de certaines courses ou des athlètes suisses est due d'abord au fait que ceux-ci ne sont pas assez compétitifs.
Mais il dénonce aussi une certaine distorsion de la concurrence: «Dans le fond, c'est l'Etat qui professionnalise certains coureurs africains», dit-il en référence aux requérants d'asile. Les Suisses doivent parfois quasiment mendier pour des primes de départ de 50 ou 100 francs, sachant qu'ils ne pourront guère prétendre aux enveloppes d'arrivée trustées par leurs rivaux des hauts plateaux, qui se préparent en professionnels.
"Ne pas faire de la ségrégation"
«Je cherche à progresser en valeur absolue et la concurrence est bénéfique, mais parfois tu es moins motivé car tu gagnes moins d'argent et tu es moins mis en évidence», relève Schaffner, 15e de la Corrida bulloise samedi passé derrière 11 Africains.
«Il faut que les Suisses soient meilleurs, certes, on ne peut pas faire de la ségrégation. Mais les organisateurs devraient partout faire un effort en donnant des primes séparées aux meilleurs Suisses, comme à Bulle, à Morat-Fribourg ou en Belgique», plaide-t-il.
C'est la quadrature du cercle: les coureurs suisses doivent briller sur route s'ils veulent gagner un peu d'argent, la piste ne payant pas. Cela nécessite d'atteindre un pic de forme à l'automne ou à l'hiver, à une période où il faudrait faire un entraînement foncier. Avec le risque de ne pas être compétitif sur piste, l'été venu...