Entre passion et pression, un entraîneur a une durée de vie de 32 matches en Suisse...

Grand Format Football

Freshfocus - Daniela Frutiger

Introduction

Une série de défaites, une mésentente avec des joueurs ou les dirigeants et la sanction ne se fait pas attendre pour l’entraîneur. En Super League, la moitié des équipes change au moins une fois de coach lors de chaque saison. Qui peut bien rêver d’un boulot pareil? Alors que Lugano vient d'être le 1er club à activer le couperet pour l'exercice 2019-2020, immersion dans la folle vie des entraîneurs du foot helvétique.

Chapitre 1
Le limogeage, un passage obligatoire

Keystone - Alessandro Crinari

"Quand tu signes un contrat, tu sais que le compte à rebours est enclenché. Mais ensuite tu n’y penses pas. Tu as le nez dans le guidon et tu es pris par la folie du job. Même si on m’a toujours dit qu’un bon entraîneur devait se faire virer au minimum une fois, tu prends vraiment un coup sur la tête quand cela t’arrive. Tu as l’impression que tout s’arrête". Philippe Perret a vécu ce "passage de cap", comme il l’appelle, lorsqu’il était l’entraîneur d’Yverdon Sport en 2001. Malgré une qualification pour la finale de la Coupe de Suisse, le Neuchâtelois n’avait pas réussi à maintenir le club du Nord vaudois en Ligue nationale A (LNA).

"Humainement, tu es blessé de devoir partir. Se faire limoger, c’est très dur. Tu as à chaque fois l’impression d’avoir donné le maximum. Tu n’as pas dormi durant plusieurs nuits, tu as essayé de trouver des solutions et cela n’a pas suffi". Pour Gérard Castella, qui a notamment entraîné Servette, Saint-Gall et Neuchâtel Xamax en 1re division, il y a tout le temps un sentiment de frustration qui prédomine au moment où l’entraîneur est prié de faire ses bagages.

Humainement, tu es blessé de devoir partir. Se faire limoger, c’est très dur

Gérard Castella, responsable de la formation à Young Boys

Le diktat du totomat

Chaque entraîneur aspire à imprégner sa "patte" au sein de l’équipe qu’il dirige. "J’ai toujours essayé d’avoir des principes de jeu et de ne jamais me laisser influencer par un dirigeant", précise Philippe Perret. Mais le légendaire joueur de Xamax (540 matches de LNA avec les Rouge et Noir) n’est pas dupe. "Ce sont avant tout les résultats qui font ou défont les coaches de football".

"Un entraîneur vit par les résultats. En fin de compte, il doit livrer la marchandise. A un moment donné, il est indispensable de gagner des matches", ajoute Gérard Castella. Sacré champion de Suisse en tant qu'entraîneur de Servette en 1999, l’actuel responsable de la formation à Young Boys regrette toutefois le manque de patience des clubs. "Pour moi, le changement d’un coach se justifie lorsque celui-ci n’a plus la confiance du groupe qu’il entraîne. Mais c’est rare. Souvent, les présidents pètent un peu vite les plombs".

Chapitre 2
32 matches et plus si affinités...

KEYSTONE - Alessandro Della Valle

Afin d’obtenir une vision détaillée de la longévité des entraîneurs dans l’élite du football suisse, RTSsport a épluché l’ensemble des feuilles de matches de la Super League à partir du 16 juillet 2003, date de lancement de la nouvelle formule de championnat. Depuis cet instant, la 1re division du foot suisse est composée de 10 équipes qui s’affrontent durant 36 matches. Nous avons ainsi pu déterminer que la durée de vie moyenne d’un coach est de 32 matches en Super League. En outre, un club sur deux décide de se séparer d’un entraîneur au moins une fois par saison.

Andrea Binotto, à la tête de Stade Lausanne-Ouchy qui vient d'être promu en Challenge League (2e division), voit une bonne et une mauvaise nouvelle dans ces changements réguliers. "D'un côté, cela montre que l'incertitude est tout le temps présente. Mais on peut aussi se dire que cela libère des places d’emplois. Imaginez un championnat de Super League où chaque coach dure 15 ans à la Alex Ferguson. Là, vous savez au moins que vous avez une chance de rebondir".

Une trêve hivernale favorable aux remaniements

Sur l’ensemble des changements d’entraîneur observés en cours de saison entre 2003 et 2019, nous constatons qu’ils ont tendance à se produire en priorité lors de la pause hivernale. La situation reflète finalement une attitude "très helvétique" qui consiste à faire un bilan au milieu du championnat.

"Les clubs ont plutôt intérêt à changer d’entraîneur en début de saison pour casser rapidement une mauvaise dynamique, ou alors éventuellement à la fin en cas de danger de relégation pour tenter de provoquer une réaction. En Suisse, la longueur de la pause hivernale peut permettre de laisser un peu de temps supplémentaire à un nouveau technicien afin qu’il puisse prendre en main une équipe", explique Raffaele Poli, responsable de l'observatoire du football au Centre International d’Etude du Sport (CIES) à Neuchâtel.

Le "choc psychologique" n'est pas qu'une théorie

Il est cocasse de noter que dans 62% des changements effectués chaque saison, un nouvel entraîneur réalise un meilleur bilan (point par match) que son prédécesseur. Le fameux "choc psychologique" prôné par la direction des équipes semble donc bel et bien fonctionner en Super League.

Démis de ses fonctions à Lugano après 12 matches de championnat, Fabio Celestini est le premier à "sauter" cette saison. Ce n'est que la 3e fois dans l'histoire de la Super League qu'aucune équipe ne change d'entraîneur aussi "tardivement" (réd: également à l'issue de la 12e journée dans les deux autres cas). A l'inverse, Raphaël Wicky avait par exemple dû quitter le FC Bâle après un seul match lors de la saison 2018-2019.

Mieux vaut signer un contrat en Suisse allemande

En se penchant sur la durée de vie d’un coach au sein de chaque club ayant évolué en Super League pendant les 16 dernières années, nous remarquons une nette différence entre les formations alémaniques et romandes. Ces dernières pointent en queue de classement. Au FC Sion, un entraîneur ne reste en moyenne pas plus de 14 matches sur le banc de Tourbillon. Seul Wil fait moins bien. Mais le club saint-gallois n'a disputé qu'une année en Super League.

En haut de tableau figure sans grande surprise le FC Bâle dont la moyenne est renforcée par le fait que Christian Gross est resté à sa tête jusqu'en 2009. Avant le début de la Super League en 2003, il entraînait déjà les Bâlois depuis 1999. En revanche, la bonne position du FC Thoune peut surprendre. "A Thoune, on a une équipe dirigeante et un directeur sportif qui font confiance à l'entraîneur et aux joueurs sans paniquer. Ils savent tirer le maximum par rapport à leurs moyens financiers limités", analyse Raffaele Poli.

Magnin vante la proximité de ses présidents

Il est intéressant aussi de relever le bon positionnement du FC Zurich avec une moyenne de 48 matches. Même si le club du Letzigrund a fêté trois titres de champion (2006, 2007 et 2009), il a aussi connu des périodes plus compliquées avec notamment une relégation en 2016.

"Le long terme dans mon job, ce n’est pas possible. Mais à Zurich, les dirigeants sont très proches de l’équipe. Ils voient comment je travaille au quotidien lors des entraînements. Dans des moments difficiles cela peut t’aider en tant qu’entraîneur. Ils savent si tu bosses dur et que tu fais un travail sincère. Du coup, ils vont réfléchir à deux fois avant de tirer un trait sur la personne", indique Ludovic Magnin. L'ancien latéral de l'équipe de Suisse a pris les rênes du FCZ en février 2018. Auparavant, il a pu parfaire sa formation en s'occupant des M21 du club présidé par les époux Heliane et Ancillo Canepa.

>> la philosophie du FC Zurich, précisions de l'entraîneur Ludovic Magnin :

Ludovic Magnin: «J’ai la chance d’avoir des dirigeants qui connaissent bien le foot»
Football - Publié le 28 octobre 2019

Gross, Favre et Saibene sur le podium

Chapitre 3
La relation avec les dirigeants, la clé de la réussite

Keystone - Jean-Christophe Bott

Les statistiques sont implacables. Une équipe qui veut remporter le titre de champion doit présenter au moins une moyenne de deux points par match. A l'inverse, une formation désirant viser le maintien peut se contenter d'un point par rencontre. A partir de ce constat, les dirigeants sont libres de trancher en fonction des objectifs qu'ils se sont fixés. Mais si un coach est licencié avec un bon, voire excellent bilan chiffré, les causes de son départ sont à chercher ailleurs.

En référence au lien presque fusionnel que Ludovic Magnin possède avec ses présidents, Andrea Binotto évoque que le plus difficile dans ce métier intervient lorsque "vous n'êtes pas en adéquation avec le regard que vos dirigeants portent sur votre travail. Ceux-ci ont souvent moins d’informations que vous. Si le lien est serein, vous êtes beaucoup plus tranquille dans votre quotidien".

Au FC Sion, même les bons élèves ne résistent pas...

Rien ne vaut les résultats pour le président du FC Sion Christian Constantin. On connaît son intransigeance. Lorsque le bilan comptable d'un entraîneur commence à être insuffisant, il n'hésite pas à s'en séparer. Pourtant, le totomat n'est pas toujours à l'origine d'une rupture de contrat, comme le montre le tableau ci-dessous. Les relations avec la direction ou le management global lié à des "affaires internes" ont aussi leur rôle.

Le FC Sion est le club qui a remercié le plus d'entraîneurs de Super League avec un rendement supérieur ou égal à 1,5 point par match. S'il est maintenu sur l'ensemble d'une saison, ce ratio permet généralement à une formation de se qualifier pour la Coupe d'Europe, ce qui est à chaque fois l'ambition avancée par le président Constantin. En outre, les entraîneurs présents dans ce tableau n'ont jamais été pris dans une spirale négative de défaites susceptible de créer un renvoi imminent.

En octobre 2006, Nestor Clausen avait lui-même claqué la porte du FC Sion à la mi-temps d'un match de Coupe de Suisse à La Chaux-de-Fonds... Malgré une excellente feuille de statistiques (2,2 points par match en 9 parties), le champion du monde argentin reprochait à Christian Constantin de composer l'équipe à sa place. De son côté, Sébastien Fournier (2 points par match en 8 rencontres) avait dû se résoudre à quitter le vestiaire du FC Sion en 2012. La direction n'avait pas apprécié l'attitude du technicien qui avait insulté une partie de l'effectif et dénoncé dans les médias l'escapade nocturne de trois joueurs. En 2017, Peter Zeidler (1,75 point par match après 24 parties) avait été écarté alors que le club pointait en 3e position du championnat et s'était qualifié pour la finale de la Coupe.

Des ambitions trop élevées

Avec un championnat à 10 équipes, l'absence de véritable "ventre mou" amène parfois les dirigeants à se voir plus beaux qu'ils ne le sont vraiment et à fixer des objectifs pas réalistes. En cas de difficultés, un club ambitieux peut aussi se retrouver assez rapidement en danger de relégation.

"La véritable importance pour chaque club est d’exploiter tout son potentiel. Pour certains, c’est le maintien et pour d’autres c’est le titre. Les dirigeants doivent inculquer une vraie stratégie. Les problèmes interviennent quand les attentes ne sont pas les bonnes par rapport au potentiel d’une équipe", indique le professeur Raffaele Poli.

>> Le manque de stratégie des clubs, éléments de réponse avec le professeur Raffaele Poli :

Raffaele Poli: «Les clubs n’ont souvent pas de stratégies»
Football - Publié le 28 octobre 2019

Entraîneur et président se quittent rarement en bons termes

Dès qu'un président décide de séparer d'un entraîneur, le divorce est douloureux. Pour Gérard Castella, il est faux de croire que les contrats protègent les coaches et évitent que les clubs ne les licencient trop vite parce qu'ils doivent ensuite leur payer des indemnités.

"On n’a pas assez de respect pour l'entraîneur en Suisse. Souvent, il se fait virer et il doit ensuite prendre un avocat pour se faire payer les années de contrat qu'il lui reste. Personne n'est prêt à défendre les coaches", souligne le Genevois.

"Il y a tout le temps conflit. Quand vous partez, le président vous parle une minute. Il vous dit «c’est fini» et après c’est l’avocat du club qui intervient. On va essayer de vous trouver des fautes professionnelles pour ne pas avoir besoin d’honorer votre contrat, comme par exemple l'absence de réponses à tels téléphones ou tel e-mails".

Chapitre 4
Passion et pression, l'essence du métier

Sébastien Schorderet

En dépit de l'instabilité et des conflits, le métier attire toujours. Passion et pression, voilà les deux mots qui reviennent continuellement dans la bouche des entraîneurs pour décrire ce qui leur plaît dans leur profession. Ce sont tous des passionnés, des fous de football, et ils trouvent dans la pression inhérente à cette activité une forme d'exaltation, d'adrénaline.

Parmi les entraîneurs, on retrouve de nombreux anciens joueurs en recherche continue de cette pression des résultats qui les habitait sur le terrain. "Entraîner, c’est comme réussir un puzzle quand vous êtes enfant. Lorsque vous arrivez à assembler toutes les pièces il y a une réelle satisfaction. C'est une drogue", glisse Philippe Perret, coach des M21 de Neuchâtel Xamax.

Meilleur buteur de l'équipe de Suisse (42 buts en 84 matches), Alexander Frei est en train de passer la fameuse licence UEFA Pro. "Le football est le seul sport où tout le monde peut se mettre dans la peau d'un entraîneur. C’est grisant de se retrouver au bord du terrain pour essayer de faire évoluer une équipe avec tes idées", relève-t-il.

Supporters, réseaux sociaux, staff: les coups viennent de partout

"Aujourd'hui, la pression est totale sur le coach. Elle vient du président, du conseil d’administration, des supporters, des médias, des réseaux sociaux de manière honteuse, des joueurs ou de son staff qui compte 15-20 personnes. Les entraîneurs prennent des coups de partout. Ils sont jugés constamment. Dans ce monde-là, il faut être un roc pour résister, avoir un mental de folie. C’est une qualité indispensable", décrit Yves Débonnaire. Le Vaudois entraîne actuellement l'équipe de Suisse des M16. Il a été auparavant responsable de la formation des entraîneurs à l'Association suisse de football (ASF).

Yves Débonnaire: «Un entraîneur se pose 10'000 questions»
Football - Publié le 28 octobre 2019

Un job où les vacances n'existent pas

"C’est le plus beau métier du monde!", s'exclame l'entraîneur de Stade Lausanne-Ouchy Andrea Binotto. "La seule chose délicate est le côté chronophage. Le calendrier est fait de telle manière que vous n'avez que trois semaines de libre à la fin du championnat pour penser un peu à vous. Et même pendant cette période votre téléphone n'arrête pas de sonner parce que c'est le mercato et qu'il faut construire votre future équipe. C’est un job que l'on vit de manière très intense".

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Ludovic Magnin: «Mon avantage est d'avoir quatre enfants»
Football - Publié le 28 octobre 2019

Chapitre 5
"Où est-ce que je suis le plus compétent?"

Les candidats à la licence UEFA Pro ont suivi un module de formation à Genève en octobre. Sébastien Schorderet

L’ambition suprême d'un entraîneur professionnel est d'être tout en haut de l'affiche. Mais les places sont chères. Il n’y en a que dix en Super League, vingt si on ajoute la Challenge League. En 2017, il y avait environ 115 licenciés UEFA Pro en Suisse. Même si ce diplôme permet d’entraîner à l’étranger, il apparaît évident que ceux-ci ne sont pas tous à la tête d’un club.

La quête de la licence UEFA Pro

"Tous veulent la licence Pro, mais elle n'est pas faite pour tout le monde. Où est-ce que je suis le plus compétent? On peut aussi très bien devenir directeur technique, responsable de la formation, entraîneur des M21", indique Yves Débonaire. "Moi, par exemple, je sais que je suis plus à l'aise avec des 16, 17, 18 ans pour faire passer mes idées de jeu".

"Être à la tête d'une équipe professionnelle, c'est la même chose que gérer une entreprise. Tu dois prendre des décisions et t’imposer comme un leader. Avoir du leadership, cela veut dire décider. Il est là le gros changement pour les candidats qui préparent l’UEFA Licence Pro", souligne Reto Gertschen, responsable de la formation des entraîneurs à l'ASF.

Être à la tête d'une équipe professionnelle, c'est la même chose que gérer une entreprise

Reto Gertschen, responsable de la formation des entraîneurs à l'ASF

"J’apprécie beaucoup le travail que j’effectue avec les jeunes du FC Bâle. Cela dit, de par mon caractère et mon passé, je sais que je veux tenter d’entraîner un jour des professionnels. Je ne peux pas encore dire si ce sera demain, après-demain ou dans deux ans", dixit Alexander Frei.

L'ancien attaquant de Dortmund ne se voit en tout cas pas revêtir à nouveau le costume de directeur sportif d’un club, poste qu’il a occupé à Lucerne (2013-2014) à l'issue de sa carrière de joueur. "La seule chose que je peux dire est que je ne veux plus jamais occuper ce poste. Cela m’a rendu malade. Tu dois te battre tous les jours avec des éléments extra-sportifs qui te fracassent. Je tire mon chapeau aux gens qui tiennent 10-15 ans comme directeur sportif".

Peu importe leurs années d'expérience dans le domaine, aucun entraîneur ne semble être inquiété par la peur de se retrouver sans club. Ils savent tous que le limogeage interviendra tôt ou tard. Mais ils sont tous habités par une flamme qui brille en eux depuis leurs premiers coups de pied dans un ballon de football et une folle envie d'échapper à la routine, comme le souligne Andrea Binotto, "Si tu veux un CDI et une vie bien rangée, il ne faut pas choisir le métier d'entraîneur (rires)".

Méthodologie de l'analyse statistique

Les chiffres présentés dans cet article ont été obtenus à partir de l'analyse de l'ensemble des télégrammes de la Super League (depuis sa création en 2003 jusqu'en 2019) où il a été possible d'isoler les changements d'entraîneurs intervenus au sein des clubs lors de chaque saison. Les résultats ne prennent pas en compte les changements qui ont été effectués à l'intersaison.