Sócrates et "démocratie corinthiane": la renaissance d'un football plus juste

Grand Format Sport

Capture d'écran du documentaire "Sur la route avec Sócrates" (2014).

Introduction

Reprendre ou ne pas reprendre les compétitions? Telle est la question que les fans de football se posent depuis trois mois. Pour y répondre, de nombreux acteurs se sont exprimés – présidents, politiciens, ligues –, mais on a moins entendu la voix des joueurs. Que pensent-ils? Quel est leur avis? Pourquoi laissent-ils à d'autres le soin de prendre des décisions à leur place? Par le passé, certains de ces joueurs se sont pris en mains. Dans les années 1980 au Brésil par exemple, quand les Corinthians de la légende Sócrates ont proposé un modèle d’auto-gestion basé sur le vote et la répartition équitable des revenus. À l’heure du coronavirus, où le football est en pause, pourrait-on voir renaître une telle expérience? Tentative de réponse.

Chapitre 1
Une démocratie "corinthiane"

AFP - YASUYOSHI CHIBA

Notre histoire commence au tout début des années 1980. Le Brésil vit sous dictature depuis le coup d'Etat militaire de 1964, mais un vent de liberté souffle sur le pays. Côté football, les Corinthians de Sao Paulo traversent une crise noire. Ils viennent de tomber dans la "Taça de Prata", une sorte de 2e division du championnat brésilien. Les joueurs, eux, n'ont aucun moyen de prendre leur destin en mains puisqu'ils appartiennent littéralement à leur club. Pour tenter de remonter la pente, l'équipe dirigeante est remplacée et on nomme un sociologue de 35 ans - Adilson Monteiro Alves - au poste de directeur sportif. Son premier discours aux joueurs est très simple: "Je ne connais rien au foot, mais je suis certain qu’on va résoudre nos problèmes tous ensemble." Cette discussion, qui devait durer 10 minutes, s’étend finalement sur plus de 6 heures. C’est une révélation !

Le sociologue barbu Adilson Monteiro Alves (tout à droite sur la photo) lors d'une manifestation politique. Sócrates se trouve à sa droite avec le micro. [Capture d'écran du documentaire "Sur la route avec Sócrates" (2014)]
Le sociologue barbu Adilson Monteiro Alves (tout à droite sur la photo) lors d'une manifestation politique. Sócrates se trouve à sa droite avec le micro. [Capture d'écran du documentaire "Sur la route avec Sócrates" (2014)]

Les joueurs s'expriment, émettent des propositions et débattent, pas seulement de tactique, mais aussi de la vie du club en dehors des pelouses. Parmi eux, trois personnalités deviennent vite les leaders du mouvement. "Dans ce groupe de joueurs, se souvient le journaliste brésilien Juca Kfouri, nous avions: un médecin super talentueux et libertaire appelé Docteur Sócrates, un Noir éloquent, très sympa, militant, nommé Wladimir, et un jeune drogué, fan de rock, complètement révolté appelé Walter Casagrande Junior. Et ils ont été enchantés par l’idée. Du coup, ils ont commencé à rassembler autour d’eux les autres joueurs."

Les Corinthians vont désormais fonctionner sur le modèle de l'auto-gestion. Première mesure: on abolit la "concentração", c'est-à-dire les mises au vert d'avant-match. Puis on décide de soumettre chaque décision au vote. Cela concerne l’aspect purement sportif – le choix du coach, le recrutement de nouveaux coéquipiers et l'horaire des entraînements par exemple –, mais aussi des éléments organisationnels: le jour et le moyen de transport pour les matches à l’extérieur ou le fait d'accueillir ou non femmes et enfants dans les hôtels.

Mais ce qui marque véritablement une révolution, c’est la redistribution des recettes liées au sponsoring et à la billetterie des rencontres au stade Pacaembu de Sao Paulo, réparties équitablement parmi tous les membres du club. Des membres qui possèdent tous le droit de vote, que l'on soit directeur sportif, joueur, jardinier ou préposé au matériel.

On va finir par tomber en démocratie, une démocratie corinthiane!

Juca Kfouri, journaliste brésilien

Il ne reste plus qu'à trouver un nom à ce mouvement. En 1981, on le surnomme encore "liberté avec reponsabilité", mais ce n'est pas très sexy. Le tournant a lieu durant un débat organisé à l’Université de Sao Paulo. Parmi les participants, on retrouve Sócrates et Casagrande, mais aussi le sociologue-directeur sportif Adilson Monteiro Alves, un des publicitaires les plus influents du Brésil du nom de Washington Olivetto, et le journaliste Juca Kfouri, qui couvrait les évènements pour le magazine sportif Placar. "A un moment du débat, se remémore aujourd'hui Kfouri, j’ai dit: bon qu’on se comprenne bien, si les joueurs votent pour choisir leur entraîneur, pour savoir s’ils veulent s’arrêter pour souper dans un restaurant après un match à l’extérieur, s’ils continuent à faire en sorte que le monde de la culture les soutienne, on va finir par tomber en démocratie, une démocratie corinthiane!"

Juca Kfouri, ici sur la gauche de Sócrates avec les feuilles dans ses mains. [Capture d'écran du documentaire "Sur la route avec Sócrates" (2014)]
Juca Kfouri, ici sur la gauche de Sócrates avec les feuilles dans ses mains. [Capture d'écran du documentaire "Sur la route avec Sócrates" (2014)]

Ce slogan fait basculer les Corinthians dans la lutte politique et sociale au Brésil. Plusieurs joueurs, avec à leur tête le trio Sócrates-Casagrande-Wladimir, se jettent corps et âme dans la bataille. "Au départ, nous voulions changer nos conditions de travail, puis la politique sportive du pays, et enfin la politique tout court", expliquera le "Socrate brésilien" au magazine français SoFoot en 2005. Pour ce faire, les joueurs du Timão, le surnom donné aux Corinthians, se servent de la scène ouverte offerte par le football. Plusieurs opérations coup de poing sont organisées, dont des maillots floqués "démocratie" ou "Dia 15, vote!", un message qui enjoint leurs concitoyens à voter pour la 1ère élection au suffrage universel du gouverneur de Sao Paulo en novembre 1982.

Les Corinthians portant un maillot incitant à aller voter. [Capture d'écran du documentaire "Democracia em Preto e Branco" (2014)]
Les Corinthians portant un maillot incitant à aller voter. [Capture d'écran du documentaire "Democracia em Preto e Branco" (2014)]

Mais l’épisode qui restera dans les mémoires a lieu l’année d’après, devant 88'000 personnes et des millions de téléspectateurs. Les Corinthians, qui représentent traditionnellement le club populaire, affrontent le Sao Paulo FC, considéré plus proche de la bourgeoisie locale, en finale du championnat régional. Avant le coup d'envoi de la double-confrontation qui doit déterminer le champion paulista, Sócrates et ses coéquipiers déroulent une banderole avec l’inscription: "Gagner ou perdre, mais toujours avec démocratie"! Résultat: 1-0 à l'aller pour le Timão, un partout au retour, avec deux buts décisifs signés... Sócrates.

Cette victoire contribue à renforcer l'aura de la "démocratie corinthiane", comme l’explique Grégory Quin, historien du sport à l’Université de Lausanne.

Grégory Quin: le succès de la démocratie corinthiane
RTS Sport - Publié le 17 mai 2020

Pour preuve, le mouvement s'essoufflera dès 1984 quand son leader charismatique Sócrates sera transféré en Italie, à la Fiorentina.

Chapitre 2
Le Socrate brésilien

AFP - ESTADAO CONTEUDO

"Sócrates Brasileiro Sampaio de Souza Vieira de Oliveira" naît le 19 décembre 1954 à Ribeirão Preto, au nord de Sao Paulo. Son père Raimundo est un autodidacte fan de philosophie et de littérature. Une passion qui lui inspire les prénoms de ses trois premiers fils: Sócrates et Sófocles, comme les philosophes grecs, et Sóstenes, le disciple de Saint Paul. Excédée, la mère imposera ses choix pour les trois petits derniers: Raimundo Junior, Raim et... Raï, l'ex-légende du Paris Saint-Germain champion du monde en 1994 avec le Brésil.

Sócrates a dix ans quand le pouvoir est accaparé par une oligarchie de généraux militaires. Son père, lui, est inquiet. Il décide de brûler ses livres dans un grand feu. "Mon père avait beaucoup de livres, "Le Capital" de Marx, Engels; il lisait tout, de gauche et de droite. Je n'ai pas compris le sens de son geste, ça a été un choc", raconte le Socrate brésilien dans une émission de la radio France Inter. Cet épisode constitue probablement un tournant dans la conscientisation politique de Sócrates.

Sur les pelouses, Sócrates enchante très vite les entraîneurs et les spectateurs. Avec sa silhouette élancée, sa grande taille et sa barbe, on le surnomme "O Magrão", le "Maigre". Autre petit nom: "O Doutor", le "Docteur", en référence à ses études en médecine. Juca Kfouri, lui, préfère l'appeler le "Che Guevara du football" pour son physique et ses principes. Sócrates, c'est ce joueur qui célèbre ses buts comme Amel Bent: toujours le poing levé.

Sócrates, Casagrande et Wladimir. [Capture d'écran du documentaire "Sur la route avec Sócrates" (2014).]
Sócrates, Casagrande et Wladimir. [Capture d'écran du documentaire "Sur la route avec Sócrates" (2014).]

Le Docteur Sócrates ne déroge jamais à ses valeurs, quitte à mourir avec, comme lors de la Coupe du Monde 1982. Le Brésil du sélectionneur Telê Santana est souvent considéré comme l'une des plus belles équipes de football de tous les temps. La bande de Sócrates, Falcão et Zico va être sacrée championne du monde en Espagne, les observateurs sont unanimes.

Le début du tournoi? Une formalité pour la sélection auriverde: victoires 2-1 contre l'URSS, 4-1 contre l'Ecosse et 4-0 face à la Nouvelle-Zélande. Pour accéder aux demi-finales, le Brésil se retrouve dans un mini-groupe à 3 équipes avec l'Argentine et l'Italie. Après une facile victoire 3-1 dans le "Clásico" sud-américain, un nul contre la Squadra azzurra suffit pour atteindre le dernier carré.

Paolo Rossi ouvre toutefois le score dès la 8e minute, à la stupeur générale. Sócrates s'occupe en personne d'égaliser 4 minutes plus tard, mais Rossi frappe une 2e fois à la demi-heure de jeu. Et quand Falcão ramène les deux équipes à deux partout, on se dit que le Brésil n'a plus qu'à temporiser en attendant gentiment le triple coup de sifflet final. En bon capitaine, Sócrates veut rester fidèle à la philosophie de jeu prônée par le Brésil et exhorte ses coéquipiers à continuer d'attaquer. L'inévitable se produit à la 74e: triplé de Paolo Rossi, 3-2 score final. Le Brésil rentre bredouille au pays et l'Italie remporte une 3e étoile quelques jours plus tard, à Madrid, face à l'Allemagne de l'Ouest.

Reprenons notre histoire où on l'avait laissée: en 1983, les Corinthians ont remporté deux championnats de suite et les joueurs participent quotidiennement à la lutte pour la liberté dans leur pays. La dictature militaire laisse transparaître des signes d'affaiblissement, notamment grâce à la culture. Le peuple brésilien veut faire la fête, se laisser aller. Cela tombe bien, c'est aussi le mode de vie qu'ont choisi les leaders de la "démocratie corinthiane". Les deux mondes se rejoignent tout naturellement quand Sócrates, Wladimir et Casagrande rejoignent sur scène la chanteuse Rita Lee, figure de proue du rock irrévérent brésilien, et lui offre un maillot corintiano tout en dansant et chantant avec elle.

La foule ne fait pas peur à Sócrates. Le "Docteur" participe à de nombreuses manifestations politiques aux côtés, notamment, d'un certain Lula, qui vient de créer le Parti des Travailleurs et qui sera élu président de la République brésilienne en 2003. Avril 1984: à Sao Paulo, un million et demi de personnes (selon les organisateurs) se rassemblent dans le sillage du mouvement contestataire appelé "Diretas Já", qui réclame des élections présidentielles directes. On tend un micro à Sócrates qui annonce: "Si l'amendement est accepté, je ne quitterai pas le pays!" Or, quelques semaines plus tard, la dictature sauve - provisoirement - sa peau et Sócrates sera transféré en Italie, à la Fiorentina.

Quarante ans plus tard, en 2011, O Doutor décède des suites d'une infection intestinale liée à son alcoolisme. Il aura laissé une "touche philosophique au football", comme le chante José Miguel Wisnik: une "philosophie de la bière et de la sueur".

Chapitre 3
L'héritage est mort, vive l'idéal!

Keystone - SEBASTIÃO MOREIRA

Aujourd'hui, que reste-t-il de la "démocratie corinthiane"? Peut-on trouver des traces de l'héritage de Sócrates dans le football de 2020? C'est la quête de notre histoire, mais autant le dire tout de suite, on ne part pas avec les faveurs des pronostics si l'on en croit Juca Kfouri.

Juca Kfouri: l'héritage de la démocratie corinthiane.
RTS Sport - Publié le 17 mai 2020

Tout ceci n'est pas très optimiste, d'autant que le constat vient de l'un des principaux observateurs du mouvement à l'époque, et qui continue d'exercer son métier à la "Folha de Sao Paulo"... Et au vu de la situation politique actuelle au Brésil, on peut le comprendre."S'il a été un mouvement de lutte contre la dictature au Brésil, nuance Grégory Quin, il peut en tout cas revendiquer une victoire puisque, grâce aussi à l'engagement de la société brésilienne, la dictature s'est arrêtée au milieu des années 1980. Et de ce point de vue-là, l'écho donné au mouvement de résistance à travers la démocratie corinthiane a réussi."  L'historien du sport à l'Université de Lausanne pointe toutefois un autre aspect problématique:  "Si l'on regarde la résistance à la financiarisation, à la sur-présence de l'économie dans le foot, c'est plutôt un échec. Et là, l'héritage nous renvoie simplement à une espèce de passé romantique où on pourra se dire autour d'une bière le soir c'était mieux avant".

La démocratie corinthiane est une goutte d'eau dans un vase.

Grégory Quin, historien du sport à l'UNIL

Gare toutefois à sous-estimer la puissance des mythes et des légendes! Et sur ce point, très peu de joueurs de football peuvent s’asseoir à la même table que Sócrates. Son aura continue de planer sur la planète foot et de toucher ses acteurs, y compris les joueurs encore en activité. "C'est un exemple, illustre le Brésilien de l'OGC Nice Dante, dans le sens où nous les joueurs, on doit se concentrer sur le foot oui, mais on peut aussi être ouverts, étudier d'autres choses qui ne vont peut-être pas te servir pour ta carrière de joueur professionnel mais, comme personne, ta vision de voir la vie est totalement différente."

Dante lors du Mondial 2014 chez lui, au Brésil. [AFP - OSVALDO AGUILAR]
Dante lors du Mondial 2014 chez lui, au Brésil. [AFP - OSVALDO AGUILAR]

Cet esprit d'ouverture, on ne le retrouve pas beaucoup parmi les footballeurs, notamment au Brésil. Au contraire, lors de la dernière élection présidentielle, les seuls joueurs qui se sont positionnés ont plutôt soutenu le conservateur Jair Bolsonaro. Ronaldinho, Rivaldo, Cafu ou encore Felipe Melo, tous ont opté pour un candidat qualifié de "psychopathe" par Juca Kfouri.

Le célèbre journaliste brésilien - qui n'a pas sa langue dans la poche - propose un élément de réponse pour expliquer ce retournement complet de situation en quarante ans.

Juca Kfouri: l'athlète est individualiste
RTS Sport - Publié le 17 mai 2020

Pour ou contre Bolsonaro, Dante ne prend pas position dans ce débat-là, mais ça ne l’empêche pas de réfléchir, notamment sur le fait que de moins en moins de joueurs de foot partagent leurs avis politiques. Ecoutez ce que dit à ce sujet l’ancien joueur du Borussia Mönchengladbach de Lucien Favre.

Dante: "Occupe-toi de ton foot"
RTS Sport - Publié le 17 mai 2020

On peut imaginer la caisse de résonance qu'auraient pu représenter ces réseaux sociaux à l'époque de la démocratie corinthiane. Combien de followers aurait compter Sócrates? Qui aurait été plus nombreux: les likes ou les haterz? Comparaison n'est pas raison, surtout quand il s'agit d'histoire et de football. Mais si l’on veut croire à une résurrection de l’expérience corinthiane, il faut nécessairement changer de curseur. Contre quoi les joueurs de foot en activité pourraient-ils se rebeller? Réponse de l'historien Grégory Quin: "Il y a toujours des dictatures, et sans doute encore des endroits où des clubs, des joueurs, mériteraient de se rebeller contre leur gouvernement, mais la conjoncture a aussi changé. On a un peu l'impression que s'il faut se rebeller aujourd'hui c'est peut-être contre l'argent d'abord, avant de se rebeller contre la politique."

Chapitre 4
Le tournant Covid-19

AFP - PHILIPPE LOPEZ

En 2020, les dictatures se comptent sur les doigts d'une (ou deux, c'est selon...) main et, dans le football, c’est l’argent qui dicte ses règles. Les joueurs, souvent très bien payés, sont-ils prêts à mener ce combat-là? Sur ce point, la crise sanitaire liée au Covid-19 pourrait servir de détonateur, si l'on en croit Dante: "Je pense que ça allait trop vite, surtout par rapport aux sommes des transferts, c'est parfois un peu indécent…" Selon le capitaine des Aiglons niçois, on pourrait assister à une baisse de "20-30%" de ces montants après le coronavirus.

Autant être clair, on est loin d'assister actuellement à une révolution dans le monde du football. Toutefois, on peut déceler par-ci par-là des signes qui laissent espérer un système plus égalitaire. En Italie par exemple, certains joueurs ont renoncé - provisoirement - à leur salaire, comme à la Juventus ou à l'AS Roma, tandis que d'autres mettaient sur pied une cagnotte solidaire pour soutenir financièrement les travailleurs de leur club mis au chômage partiel (à Naples notamment).

En Angleterre, un fonds de soutien à la lutte contre le Covid-19 a été mis sur pied par les joueurs, avec à leur tête le capitaine de Liverpool Jordan Henderson. Une initiative "corporatiste" rassemblée autour du hashtag #PlayersTogether pour s’affranchir des clubs, de la fédération et de la Premier League.

Si l'on pense à l’impatience dont certaines ligues ou fédérations ont fait preuve pour recommencer au plus vite le spectacle, sans égards pour la santé des joueurs et surtout sans leur demander leur avis, on peut imaginer qu'aucun changement ne se produira sans impulsion des principaux acteurs du jeu et une certaine prise de conscience. "Les dirigeants sont quand même là pour faire tourner la machine avant tout, confirme l'historien Grégory Quin. "On pourrait imaginer que si les joueurs et, plus généralement, les sportifs s'approprient ce moment et l’utilisent à bon escient, des choses pourraient évoluer."

Sans être les otages du système, les joueurs ont la capacité de le changer.

Grégory Quin, historien du sport à l'UNIL

Chapitre 5
Sciences sociales et syndicats

AFP - Michael Probst

Profiter d’une pandémie pour rendre le foot un peu plus "juste" représente la version optimiste de l'avenir du football. Précisons que, au-delà des initiatives décrites ci-dessus, rien ne nous dit qu’il existe bel et bien une volonté largement partagée dans ce sens. Mais si Frodon Sacquet avait son Sam Gamegie pour l'aider à porter son fardeau dans la trilogie du Seigneur des Anneaux, les footballeurs pourraient eux aussi compter sur des alliés de choix.

Rappelez-vous le tout début de notre récit. Pour donner vie à la démocratie corinthiane, la bande à Sócrates est initialement mobilisée par un sociologue (Adilson Monteiro Alves) qui devient directeur sportif des Corinthians. Quarante ans plus tard, l'historien Grégory Quin serait-il prêt à reprendre le flambeau et intégrer l'équipe dirigeante du Lausanne-Sport ou de Neuchâtel Xamax?

Grégory Quin: l'apport des sciences sociales pour le foot
RTS Sport - Publié le 18 mai 2020

Les sciences sociales, ok. Mais un autre acteur pourrait incarner un agrégateur de joueurs dans l'optique de porter leur voix: les syndicats de footballeurs. Lucio Bizzini est la personne la mieux placée pour en parler puisqu'il cumule les casquettes d'ancien joueur de foot (41 sélections en équipe nationale), de psychologue (à la retraite désormais) et de co-fondateur en 1975 du premier syndicat de footballeurs en Suisse. Selon lui, ce type d'organismes peut "redistribuer les cartes" dans le football de demain. "Les joueurs seront davantage entendus s'ils ont la capacité de collaborer et de communiquer, non seulement sur des thèmes liés à l'aspect économique mais aussi à la santé par exemple", détaille le champion de Suisse en 1979 avec Servette. Et en temps de pandémie, c'est en passant par les syndicats que les footballeurs pourraient faire pression sur l'UEFA pour organiser des discussions multilatérales, ajoute-t-il.

En Suisse, la seule prise de position collective de joueurs est venue du SAFP, le syndicat des footballeurs professionnels suisses (qui n'est pas directement lié à celui créé à l'époque par Lucio Bizzini). Selon un sondage publié début mai par cet organisme, les deux tiers des interrogés souhaitent mettre un terme à la saison. Mais à l'heure d'écrire ces lignes [18 mai 2020], ils n’ont pas l’air d’être entendus par la Swiss Football League.

En revanche, la France, elle, a mis un terme à la saison de Ligue 1 le 28 avril déjà. Pour Dante, c’était la meilleure décision à prendre. L'ex-défenseur du Bayern souligne l’importance de l’UNFP (Union nationale des footballeurs professionnels), notamment dans le processus consultatif des joueurs: "On a dû répondre à des questionnaires; est-ce que tu es d'accord de reprendre le championnat même s'il y a un risque sanitaire? Est-ce que tu es d'accord de reprendre le championnat même si vous avez qu’une semaine de vacances la saison suivante? Ils nous ont fait savoir plein de choses, on a discuté ensemble et c’était très intéressant."

Et dans la série "on laisse de côté les individualismes et les rivalités pour faire entendre collectivement notre voix", on peut mentionner le récent communiqué commun des groupes ultrà de Servette, Lausanne, Sion, Xamax et Lugano quant à une éventuelle reprise des compétitions en Suisse.

Chapitre 6
Démocratie corinthiane 2.0

Keystone - Kyle Robertson

Arrivé au terme de notre récit, on peut partir du principe que la démocratie corinthiane ne renaîtra pas de ses cendres. Du moins, pas à l'identique. Chaque époque a connu ses propres combats. Ceux de Sócrates et des Corinthians se sont ancrés dans le souffle post-mai 68, lorsque l'on se battait contre les dictatures et pour les libertés. Mais l'idéal corinthian, lui, reste vivant.

Et si, quarante ans plus tard, le mythe était réactivé par une nouvelle génération et appliqué à ses luttes? "Gagner ou perdre, mais toujours avec démocratie", récitait la fameuse banderole des Corinthians. Remplacez "démocratie" par "écologie" et vous obtiendrez un potentiel slogan pour un joueur dont les contemporains se mobilisent massivement en faveur de la lutte pour le climat!

Quant au successeur de Sócrates, il nous faudrait quelqu'un de charismatique, de très bon au foot, d’engagé politiquement et qui lutte pour l’égalité. Personne n'a le profil dans le football de 2020. Détrompez-vous! Ce joueur existe, c'est une joueuse: l'Américaine Megan Rapinoe.

L'Américaine Megan Rapinoe. [Keystone - IAN LANGSDON]
L'Américaine Megan Rapinoe. [Keystone - IAN LANGSDON]

>> Ce grand format est tiré d'une version radio diffusée dans l'émission Sport Première du 16 mai 2020, et d'une version TV diffusée dans l'émission Sport Dimanche du 17 mai 2020.