Notre histoire commence au tout début des années 1980. Le Brésil vit sous dictature depuis le coup d'Etat militaire de 1964, mais un vent de liberté souffle sur le pays. Côté football, les Corinthians de Sao Paulo traversent une crise noire. Ils viennent de tomber dans la "Taça de Prata", une sorte de 2e division du championnat brésilien. Les joueurs, eux, n'ont aucun moyen de prendre leur destin en mains puisqu'ils appartiennent littéralement à leur club. Pour tenter de remonter la pente, l'équipe dirigeante est remplacée et on nomme un sociologue de 35 ans - Adilson Monteiro Alves - au poste de directeur sportif. Son premier discours aux joueurs est très simple: "Je ne connais rien au foot, mais je suis certain qu’on va résoudre nos problèmes tous ensemble." Cette discussion, qui devait durer 10 minutes, s’étend finalement sur plus de 6 heures. C’est une révélation !
Les joueurs s'expriment, émettent des propositions et débattent, pas seulement de tactique, mais aussi de la vie du club en dehors des pelouses. Parmi eux, trois personnalités deviennent vite les leaders du mouvement. "Dans ce groupe de joueurs, se souvient le journaliste brésilien Juca Kfouri, nous avions: un médecin super talentueux et libertaire appelé Docteur Sócrates, un Noir éloquent, très sympa, militant, nommé Wladimir, et un jeune drogué, fan de rock, complètement révolté appelé Walter Casagrande Junior. Et ils ont été enchantés par l’idée. Du coup, ils ont commencé à rassembler autour d’eux les autres joueurs."
Les Corinthians vont désormais fonctionner sur le modèle de l'auto-gestion. Première mesure: on abolit la "concentração", c'est-à-dire les mises au vert d'avant-match. Puis on décide de soumettre chaque décision au vote. Cela concerne l’aspect purement sportif – le choix du coach, le recrutement de nouveaux coéquipiers et l'horaire des entraînements par exemple –, mais aussi des éléments organisationnels: le jour et le moyen de transport pour les matches à l’extérieur ou le fait d'accueillir ou non femmes et enfants dans les hôtels.
Mais ce qui marque véritablement une révolution, c’est la redistribution des recettes liées au sponsoring et à la billetterie des rencontres au stade Pacaembu de Sao Paulo, réparties équitablement parmi tous les membres du club. Des membres qui possèdent tous le droit de vote, que l'on soit directeur sportif, joueur, jardinier ou préposé au matériel.
On va finir par tomber en démocratie, une démocratie corinthiane!
Il ne reste plus qu'à trouver un nom à ce mouvement. En 1981, on le surnomme encore "liberté avec reponsabilité", mais ce n'est pas très sexy. Le tournant a lieu durant un débat organisé à l’Université de Sao Paulo. Parmi les participants, on retrouve Sócrates et Casagrande, mais aussi le sociologue-directeur sportif Adilson Monteiro Alves, un des publicitaires les plus influents du Brésil du nom de Washington Olivetto, et le journaliste Juca Kfouri, qui couvrait les évènements pour le magazine sportif Placar. "A un moment du débat, se remémore aujourd'hui Kfouri, j’ai dit: bon qu’on se comprenne bien, si les joueurs votent pour choisir leur entraîneur, pour savoir s’ils veulent s’arrêter pour souper dans un restaurant après un match à l’extérieur, s’ils continuent à faire en sorte que le monde de la culture les soutienne, on va finir par tomber en démocratie, une démocratie corinthiane!"
Ce slogan fait basculer les Corinthians dans la lutte politique et sociale au Brésil. Plusieurs joueurs, avec à leur tête le trio Sócrates-Casagrande-Wladimir, se jettent corps et âme dans la bataille. "Au départ, nous voulions changer nos conditions de travail, puis la politique sportive du pays, et enfin la politique tout court", expliquera le "Socrate brésilien" au magazine français SoFoot en 2005. Pour ce faire, les joueurs du Timão, le surnom donné aux Corinthians, se servent de la scène ouverte offerte par le football. Plusieurs opérations coup de poing sont organisées, dont des maillots floqués "démocratie" ou "Dia 15, vote!", un message qui enjoint leurs concitoyens à voter pour la 1ère élection au suffrage universel du gouverneur de Sao Paulo en novembre 1982.
Mais l’épisode qui restera dans les mémoires a lieu l’année d’après, devant 88'000 personnes et des millions de téléspectateurs. Les Corinthians, qui représentent traditionnellement le club populaire, affrontent le Sao Paulo FC, considéré plus proche de la bourgeoisie locale, en finale du championnat régional. Avant le coup d'envoi de la double-confrontation qui doit déterminer le champion paulista, Sócrates et ses coéquipiers déroulent une banderole avec l’inscription: "Gagner ou perdre, mais toujours avec démocratie"! Résultat: 1-0 à l'aller pour le Timão, un partout au retour, avec deux buts décisifs signés... Sócrates.
Cette victoire contribue à renforcer l'aura de la "démocratie corinthiane", comme l’explique Grégory Quin, historien du sport à l’Université de Lausanne.
Pour preuve, le mouvement s'essoufflera dès 1984 quand son leader charismatique Sócrates sera transféré en Italie, à la Fiorentina.