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Les joueurs formés au club n'ont jamais autant joué

Le FC Zurich, un modèle de formation [KEYSTONE - Ennio Leanza]
Le FC Zurich, un modèle de formation. - [KEYSTONE - Ennio Leanza]
Depuis la création de la Super League en 2003, jamais les clubs n’avaient autant compté sur des joueurs issus de leur propre système de formation que ces deux dernières saisons. Le championnat suisse de football se métamorphose. Il devient un championnat formateur.

Les temps où des stars du ballon rond débarquaient sur les pelouses suisses sont révolus. Dans les années 80, des champions comme Rummenigge, Stielike ou Antonioni signaient dans des clubs suisses. Aujourd'hui, la Super League n'attire plus de grands noms mais elle a le mérite de développer de potentiels futurs champions.

Le FC Bâle de la saison 2011-2012 illustre bien ce phénomène. Dans ses rangs se trouvaient Shaqiri, Granit Xhaka, Fabian Frei, Sommer, Stocker. Ils sont formés dans le club rhénan et ont ensuite réussi à l'étranger et fait les beaux jours de l'équipe nationale. Les clubs de l'élite suisse misent beaucoup sur les jeunes du club. Et surtout, en plus d'incorporer des joueurs issus de ce système dans leurs effectifs, ils les utilisent de plus en plus.

Il y a 15 ans, moins de 10% du temps de jeu était disputé par des cadres sortis de la formation. Lors de la saison 2018-2019, ce chiffre se montait à près de 25%, un record. Les clubs de Super League font de plus en plus confiance à leurs joueurs du cru. Ce sont des éléments formés directement dans le centre de formation ou alors achetés jeunes  et qui ont d’abord fait leurs gammes avec les équipes de la relève (M-21, M-19, …).

Jusqu'en 2012, les minutes de jeu des joueurs formés au club augmentaient chaque saison. Mais, la tendance s'est inversée pendant 5 ans pour arriver à une valeur basse en 2016-2017. Le creux de cette année-là est facilement explicable. Pour le comprendre, il faut regarder les deux clubs qui utilisent en moyenne le plus de cadres formés par leurs soins, à savoir le FC Zurich et le FC Bâle. En 2016, le premier nommé évoluait en Challenge League suite à sa relégation. Quant au deuxième, seul un joueur du cru, Taulant Xhaka, a enchaîné les rencontres cette saison-là.

Aujourd'hui, les clubs suisses sont obligés de faire jouer leurs jeunes joueurs

Gérard Castella, chef de la formation à Young Boys

Après 2017, les joueurs issus de la formation ont vu leur temps sur le terrain progresser à nouveau. "Depuis 25 ans, les clubs se sont professionnalisés. Les entraîneurs et les joueurs sont mieux formés", analyse Gérard Castella, chef de la formation à Young Boys. Toute la structure mise autour des équipes de jeunes mène à une meilleure détection et préparation des futures pépites. "Les clubs ont fait l'effort d'augmenter leur budget dédié à la relève. Aujourd'hui, dès les moins de 15 ans, il y a des entraîneurs professionnels, des coachs mentaux, des préparateurs physiques. Et avec tout ça c'est normal que le niveau de la formation s'améliore", explique l'ancien entraîneur des M19 de l'équipe de Suisse.

Former plus pour gagner plus

Plusieurs paramètres expliquent le virage "jeune" pris par de nombreux clubs ces dernières années. L'un d'eux est d'ordre financier. Lancer ses propres talents permet de gagner plus d'argent. "Faire jouer des jeunes, c'est déjà moins lourd au niveau de la masse salariale. Puis, en cas de revente, cela met clairement votre effectif en valeur", résume Gérard Castella.

Même son de cloche du côté du FC Zurich. "Il est toujours plus compliqué de se qualifier pour les coupes d'Europe", estime Ludovic Magnin, l'ex-entraîneur du FCZ. Cette ressource devenant plus difficilement accessible, vendre ses propres joueurs du cru devient intéressant financièrement. L'ancien joueur du FC Bâle, Breel Embolo, est un bon exemple. Il a rapporté plus de 26 millions de francs à son club d'origine.

Le succès sportif constitue une autre motivation. En règle générale, les cinq meilleures équipes de la saison font plus confiance à leurs éléments formés dans leur club. Mais ce résultat est à nuancer. Depuis la création de la Super League, la hiérarchie est rarement bousculée. Seuls trois clubs ont remporté le titre depuis 2003 (FC Bâle, FC Zurich et Young Boys). Un centre de formation engendre également de nombreux frais. Les plus gros clubs ont la capacité de disputer des compétitions européennes et remplir leurs caisses. Ils ont ainsi un avantage. Ils peuvent investir plus facilement dans la relève.

Les joueurs "maison" peuvent être la clé du succès. Saint-Gall, par exemple, sort d'une magnifique campagne (2e derrière YB). Depuis 2015, les Brodeurs ont multiplié chaque année le temps de jeu de leurs joueurs formés au club par quatre. Mais cette pratique ne constitue pas une recette miracle et il existe des contre-exemples, comme avec Young Boys. Lors de la saison 2017-2018, le club bernois remporte son premier titre de champion depuis 32 ans. Cette saison-là, ses joueurs du cru ont moins foulé les pelouses par rapport aux saisons précédentes.

"Quand tu joues le titre, c'est beaucoup plus dur de miser sur les jeunes", avoue Gérard Castella, chef de la formation à YB. Le champion en titre veut faire des résultats et en même temps introduire des jeunes joueurs. Mais dans un club comme Young Boys, les exigence sont élevées. "On ne va pas mettre des jeunes en première équipe pour mettre des jeunes. On doit mettre des jeunes, parce qu'ils sont bons, parce qu'ils le méritent", expose-t-il.

La Suisse est un petit pays, avec un championnat limité financièrement. Les enjeux de la formation sont donc grands. Le nombre d'équipes est souvent un frein pour donner vraiment la chance aux jeunes. "Avec 10 équipes, en gros c'est soit tu joues le titre, soit tu te bats contre la relégation. C'est très dur d'intégrer des jeunes dans ton onze de base dans ce contexte", constate Ludovic Magnin.

Le FC Zurich, un modèle

Le FC Zurich est le club qui donne le plus de temps de jeu aux jeunes de son système de formation. Cette philosophie a débuté il y a une dizaine d'années. Ludovic Magnin a porté le maillot zurichois entre 2010 et 2012. Six ans plus tard, il a pris les reines de la première équipe et l'a entraînée jusqu'au début du mois d'octobre. "On avait l'habitude qu'il y ait cinq jeunes et une vingtaine de joueurs expérimentés. Aujourd'hui c'est l'inverse", raconte-t-il.

Le Vaudois a vécu cette transition. "Pour les joueurs d'aujourd'hui, c'est une situation normale de voir que des jeunes leur mettent la pression. À mon époque, c'était plus compliqué. Le dialogue était très important. Il fallait que le gars de 35 ans comprenne pourquoi un jeune de 18 ans lui prenait sa place. Il fallait qu'on lui explique que son temps était passé", détaille-t-il.

Le club zurichois est une référence en Suisse en matière d'intégration de la relève. Pour Ludovic Magnin, interviewé trois jours avant son licenciement, c'est une "vision" que les autres clubs n'avaient pas avant la crise du coronavirus et les contraintes des quarantaines. "Nous, on le fait depuis des années. Et c'est aussi une des raisons de ma nomination en tant qu'entraîneur. Il ne faut pas avoir peur parce qu'il y a toujours ce dilemme entre les résultats, le classement et faire jouer les jeunes".

"La ligne de conduite que je reçois du président et de la présidente, c'est vraiment de former et de donner la chance à des jeunes", explique Ludovic Magnin. Ainsi, il dispose d'une marge de manoeuvre lorsque les résultats ne suivent pas. "Des fois, tu perds des points. Tu te fais critiquer dans la presse. Mais tu sais quand dans 5-6 ans ces joueurs auront une expérience construite au FC Zurich parce qu'on leur a donné une chance. Et ce n'est pas possible si tu n'as pas le soutien de tes dirigeants".

Un soutien qui s'est effiloché au cours de l'été. Après 12 matches sans victoires, Ludovic Magnin est licencié. Comme quoi la marge d'erreur permise n'est pas non plus illimitée.

Il faut avoir le courage de lancer des jeunes et il faut accepter qu'ils fassent des erreurs

Ludovic Magnin, ex-entraîneur du FC Zurich

Au bord de la Limmat, le FC Zurich a également une manière spécifique de travailler avec ses jeunes. L'accent est mis sur l'individuel. Un entraînement se fait en équipe. Le reste, ce sont des entraînements spécifiques, individuel ou par poste. Les meilleurs élément sont ensuite très vite intégrés au groupe de l'équipe première. "J'essaie de prendre ceux qui ont le plus de potentiel à la sortie des M-18. Ce qui fait que des gars de 16-17 ans se retrouvent à venir s'entraîner avec les pros quelques jours par semaine. Il n'y a pas de meilleure manière d'apprendre et de progresser", détaille Ludovic Magnin.

À Sion, des hauts et des bas

Au niveau des clubs romands, il est plus compliqué de sortir de grandes tendances. Lausanne-Sport, Servette ou Neuchâtel Xamax ont vécu plusieurs promotions et relégations en Super League. Un manque de stabilité qui rend compliqué l'analyse de données. Seul le FC Sion est présent continuellement depuis 2006 dans l'élite du football suisse.

Depuis 2003 et jusqu'en 2014, ce sont principalement les clubs alémaniques qui utilisaient le plus de joueurs issus de leur formation. Mais ces dernières saisons, les Romands n'ont cessé d'augmenter le temps de jeu de leur éléments formés au club. Lors du record de la saison 2018-2019, ils ont même dépassé la moyenne suisse-allemande (27,1% contre 26,1%).

Au FC Sion, la tendance est clairement à la hausse. La saison 2016-2017, soldée par une 4e place et une finale de Coupe suisse, est même une très bonne année pour la formation avec 27,9% de minutes disputées par des joueurs du cru. "Ça fait des années qu'on essaie de faire de la formation de pointe", souligne le président Christian Constantin. Et le club sédunois peut s'appuyer sur une deuxième équipe évoluant en Promotion League (3e division). Seuls deux autres clubs de l'élite ont cette opportunité. Il s'agit du FC Zurich et du FC Bâle.

La stratégie du FC Sion se base autant sur la formation pure que sur la valorisation de jeunes joueurs. L'objectif est de pouvoir revendre ses joueurs avec une plus-value financière. "On met beaucoup d'argent dans la formation. Alors si on n'arrive pas à en tirer un profit, ça sera difficile de continuer", lance Christian Constantin. Selon le président sédunois, la formation coûte "presque 4 millions par année sans réelle subvention".

La formation en Super League ne concerne pas uniquement les clubs. Dans un canton comme le Valais, le centre de formation du FC Sion a une portée cantonale. "Tous les joueurs ne peuvent pas sortir en première division. Les équipes de 1ère ligue ou de 2ème ligue inter valaisannes sont principalement alimentées par des joueurs formés au FC Sion. C'est une chaîne avec plusieurs maillons de différentes grandeurs. Mais c'est une chaîne qui est importante", explique Christian Constantin.

Former des joueurs et leur donner du temps de jeu est devenu vital pour le championnat suisse. Pour pousser les équipes à s'investir dans la formation, la Swiss Football League impose des quotas dans son règlement. Le contingent des équipes de Super League doit être composé de 25 joueurs, dont au maximum 17 "non formés localement". Et les "joueurs formés localement" de moins de 21 ans ne comptent pas dans le contingent.

Des améliorations à plusieurs niveaux sont encore possibles. Ludovic Magnin en voit en tout cas une: "En Suisse, on déroule trop vite le tapis rouge aux jeunes qui ont un gros potentiel. On s'occupe de tout à leur place. Et là, on perd dans la formation de la personnalité et du caractère".

Grégoire Perroud

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Méthodologie

Pour réaliser ce sujet, les données (minutes jouées et effectifs) ont été récoltées sur le site Transfermarkt. Pour être "formé au club", un joueur doit être passé par une ou des équipes de jeunes (M-21, M-19,... ) ou avoir le club formateur comme premier club professionnel.

Pour la saison 2019-2020, les données ne prennent pas en compte les matches disputés après la pause liée au coronavirus. Ceci pour éviter d'avoir des chiffres grandis par la situation spéciale (ex. le FC Zurich qui a joué avec ses M-21 à cause d'une quarantaine de l'équipe première).

gpe