"Avec tout ce qu'elle a montré, l'Espagne est favorite, mais avec la dynamique qui est la sienne, l'Angleterre ne volerait rien en cas de titre..."
RTSsport.ch: A la veille de cette finale, l’Espagne est clairement désignée favorite. A juste titre. selon vous?
PABLO IGLESIAS: Elle a les faveurs des pronostics, parce qu’elle a livré un parcours exemplaire. Mais le 14 juin dernier, au premier jour de la compétition, ce n’était pas du tout le cas. L’Angleterre, la France ou encore l’Allemagne étaient clairement devant. La Roja figurait plutôt en "deuxième rideau" avec le Portugal, voire l’Italie. La tendance s’est aujourd’hui inversée parce que cette équipe a montré quelque chose de concret. D’abord en s’offrant les outsiders croates, puis le tenant du titre. Et en enchaînant derrière, face à la révélation du tournoi, face au pays organisateur et face au vice-champion du monde. C’est très fort.
RTSsport.ch: D’autant qu’elle y a mis la manière…
PABLO IGLESIAS: Oui, clairement. C’est la seule sélection qui a donné l’impression de savoir ce qu’elle voulait faire, de savoir comment elle voulait jouer. La seule, en gros, qui a eu une identité de jeu et des idées très précises. A contrario, l’Angleterre s’est, elle, davantage adaptée aux autres qu’en proposant quelque chose…
L’Espagne maîtrise le rythme du match. Elle ne se concentre jamais sur l’adversaire, mais sur sa propre organisation, sur ce qu’elle fait elle-même du ballon...
RTSsport.ch: Cette Espagne est plus verticale que celle de 2008-2012. Mais voyez-vous tout de même des points de comparaison entre les deux générations?
PABLO IGLESIAS: Bien sür! Elle a conservé son ADN, qui est de se nourrir principalement par la technique, par le besoin d’avoir le ballon. A partir de là, il faut savoir comment l’utiliser. Soit à travers d’un système de passes comme en 2008-2012, soit à travers le dribble, le geste fou ou une merveille de frappe à distance, comme récemment. On peut aussi l’utiliser avec la possession, les mouvements, les transmissions… Par rapport à la Roja double championne d’Europe et championne du monde, subsiste la qualité technique individuelle de chacun des joueurs, dans n’importe quelle position. L’Espagne maîtrise le rythme du match. Elle ne se concentre jamais sur l’adversaire, mais sur sa propre organisation, sur ce qu’elle fait elle-même du ballon. Là elle évolue plus verticalement, dans la projection, elle est plus audacieuse…
RTSsport.ch: L’Angleterre, de son côté, a souffert et est passée à trois reprises "par les poils", sans bien jouer. Est-ce que cela tend à dire que sa force de caractère est aujourd’hui sa plus grande force?
PABLO IGLESIAS: J’ai un gros doute à ce sujet. J’aurais plutôt tendance à dire qu’elle a pu renverser in extremis la vapeur grâce à son talent individuel. N’oubliez pas qu’il y a pléthore de talents dans cette équipe d’Angleterre, que c’est l’effectif le plus étoffé de cet Euro! Des mecs comme Grealish, Rashford ou Sancho, donc pas n’importe qui, n’ont pas été pris par Gareth Southgate. C’est dire! Par trois fois, ce sont des exploits individuels qui lui ont permis de passer: Bellingham face aux Slovaques, Saka devant la Suisse, Watkins contre les Pays-Bas… C’est peut-être à cause des minutes où cela s’est passé qu’on pense à une force de caractère. Mais personnellement, j’y vois davantage une question de talent.
RTSsport.ch: Quel est le point faible des "Three Lions"?
PABLO IGLESIAS: Je crois que beaucoup de choses viennent de l’extérieur du rectangle vert, de cette pression folle que ses joueurs ressentent lorsqu’ils doivent jouer pour leur sélection. Certains ne la supportent pas. D’autant plus lorsque celle-ci est amplifiée par d’anciens joueurs qui ont pourtant eux-mêmes subi cette pression par le passé (ndlr: Gary Lineker et Alan Shearer ont notamment pris en grippe Harry Kane et Cie). Il y a parfois des choses disproportionnées et des attentes qui le sont tout autant, qui font que les joueurs n’arrivent pas à mettre la même intensité physique et mentale que celle qu’ils mettent tout au long de la saison dans leur championnat. L’Angleterre manque peut-être un peu de fraîcheur, ce qui explique qu’elle connaisse des temps faibles, des trous d’air… Songez ainsi que la Suisse l’a mise très en difficulté sans même disputer son meilleur match du tournoi!
RTSsport.ch: Sur les réseaux sociaux traîne une nouvelle image, qui voudrait que l’animal fétiche de Didier Deschamps ait quitté le sélectionneur de la France pour s’enticher de Gareth Southgate. Le sélectionneur anglais est-il vraiment chanceux ou provoque-t-il tout cela?
PABLO IGLESIAS: La chance existe, c’est clair, mais elle fait partie du football, surtout sur un seul match. Je pense toutefois que Southgate fait du très bon travail. Il est décrié, oui, mais depuis qu’il est là, l’Angleterre a fait une demie de Coupe du monde, une finale d’Euro, un quart de Coupe du monde perdu contre la France, puis s’apprête à vivre une autre finale d’Euro. Ca reste très fort. Mais oui, il n’a jusqu'ici pas trouvé l’équation entre les joueurs qu’il a à sa disposition, le contenu de ce qu’il propose et le résultat qu’il devrait avoir, à savoir un titre. Reste qu’il a su faire tourner son banc, notamment en demies, avec les entrées de Shaw, Palmer ou encore Watkins. Et qu'un titre pourrait récompenser tout cela dimanche soir...
Southgate fait du très bon travail. Il est décrié, oui, mais depuis qu’il est là, l’Angleterre a fait une demie de Coupe du monde, une finale d’Euro, un quart de Coupe du monde perdu contre la France, puis s’apprête à vivre une autre finale d’Euro. Ca reste très fort...
RTSsport.ch: Quels joueurs anglais et/ou espagnols vous ont fait la plus forte impression dans cet Euro?
PABLO IGLESIAS: Je suis obligé de citer les deux gamins (ndlr: Lamine Yamal et Nico Williams), qui amènent leur fraîcheur et leur insouciance. C’est si beau à voir! On a l’impression qu’ils ne réalisent pas vraiment où ils sont, qu’ils ne réalisent pas vraiment ce qu’ils vivent. Ils sont dans la prise d’initiative totale, mais ils sont bien encadrés, aussi. Tous deux donnent de la verticalité à l’Espagne. Mais bien qu’ils me plaisent, je pense que le vrai joueur à mettre en avant est Rodri. Quel joueur! Je pensais avoir déjà tout vu avec Sergio Busquets, mais je crois que Rodri est encore plus complet. A dire vrai, je le vois comme un mélange de Xabi Alonso et de Busquets. C’est incroyable ce qu’il est capable de faire. En plus, sans être flashy, il bonifie tout le monde. Il n’y a qu’à voir les performances de Fabian Ruiz, qui est différent de celui que l’on voit au PSG. Oui, Rodri est le maître à jouer absolu, le meilleur joueur de ce tournoi.
RTSsport.ch: Après avoir été si séduisante en 6 matches, y a-t-il un risque que l’Espagne le soit moins à l’approche de cette finale, sachant qu’il peut y avoir un titre 90 ou 120 minutes plus tard?
PABLO IGLESIAS: L’Espagne ne va pas déroger à ce qu’elle sait faire ou à ce qu’elle a fait depuis 1 mois. Elle est convaincue de ce qu’elle fait et a une idée très précise de comment aller chercher ce titre. Mais elle va devoir être attentive aux points forts des Anglais, à savoir leur percussion, leurs transitions offensives, ainsi que sur les coups de pied arrêtés. La Roja ne doit pas laisser d’espaces. De son côté, l’Angleterre ne doit pas céder volontairement le ballon à son adversaire. J’ai la sensation que l’Espagne a assez d’assurance et de confiance pour ne pas renier ses principes. Elle va respecter son ADN. Mais il est vrai que le problème du foot, c’est que ce n’est pas la boxe; il n’y a pas de vainqueur aux points… Après, force est de reconnaître que dans la dynamique des dernières années, l’Angleterre est clairement assise à la table des grands. Et ce ne sera ainsi pas scandaleux du tout qu’elle soit sacrée dimanche soir.
Arnaud Cerutti