RTSsport.ch: En quoi consiste votre rôle de "chef de la relève des moins de 14 ans’’ chez Swiss Tennis?
YVES ALLEGRO: Je fais le lien entre la Fédération et les associations régionales. C’est un travail stratégique et important pour la fédération.
RTSsport.ch:
Donc vous ne dispensez plus aucun entraînement?
YVES ALLEGRO:
Je suis sur le terrain quand de jeunes espoirs viennent s’entraîner chez Swiss Tennis, à Bienne. Je pars avec eux en délégation aux Championnats d’Europe ou à l’étranger et je les suis également lors des Championnats de Suisse. De plus, je vais les voir dans les régions pour faire un suivi et observer leur évolution. Je roule près de 40'000 km par année afin de voir les différents acteurs du tennis régional.
Depuis plusieurs années, Swiss Tennis essaie d’être plus proche des régions, de plus communiquer, et de ne pas uniquement "diriger’’ depuis Bienne en laissant les choses se faire. Tout ceci n’a qu'un seul but: élever le niveau à la base.
Notre grande chance est que la Suisse est un petit pays. Depuis Bienne, nous pouvons donc atteindre chaque région en 2-3 heures maximum et voir les jeunes espoirs du pays. Inversement, les meilleurs peuvent venir de temps en temps s'entraîner à Bienne. Le but est de travailler tous ensemble.
"Dans les clubs, on ne peut pas s’entraîner quand on veut"
RTSsport.ch: Cela signifie-t-il donc que les meilleurs jeunes du pays ne s’entraînent pas chez Swiss Tennis?
YVES ALLEGRO: Le but est que les meilleurs restent dans leur région jusqu’à l’âge de 14 ans. Puis que la plupart d'entre eux viennent à Bienne.
RTSsport.ch:
Pourquoi?
YVES ALLEGRO:
Parce que les infrastructures ici sont faites pour le sport d’élite. L'idée est que les meilleurs s’entraînent avec les meilleurs car c’est ainsi que l’on progresse. Dans les clubs, on ne peut pas toujours s’entraîner quand on veut.
Nous avons un team d’entraîneurs, un mélange d’anciens joueurs de haut niveau et d'entraîneurs qui ont déjà coaché au plus haut niveau, dont le but est d’emmener et de guider les jeunes athlètes sur le circuit professionnel.
RTSsport.ch: Ce n’est pas trop tard de faire venir les meilleurs au centre national à 14 ans?
YVES ALLEGRO: Non, si le travail est bien fait dans les régions. Personnellement, j’estime que les meilleurs pourraient venir un peu plus tôt, mais il faut prendre en compte plusieurs paramètres car chaque jeune réagit différemment. A 11-12 ans, un jeune peut être prêt à quitter sa famille pour venir au centre national. Nous avons un exemple d’un joueur qui a décidé de venir dès l’âge de 12 ans. C’est lui qui a exprimé cette envie. C’est un élément est très important. A l'inverse, nous avons eu un cas où un jeune a été poussé par ses parents à venir chez Swiss Tennis. Résultat: ça l’a complètement bloqué.
"Si l'on veut réussir, on ne peut pas faire de compromis"
RTSsport.ch: Et comment se déroule cette collaboration entre Swiss Tennis et les régions?
YVES ALLEGRO: Elle est bien meilleure qu’il y a quelques années. Il n’empêche que beaucoup d’entraîneurs ont de la peine à lâcher leurs bons éléments. Le gros avantage à Bienne est que tous les entraîneurs et joueurs sont tournés vers la compétition. Pour arriver au plus haut niveau, on ne peut pas faire de compromis.
Chaque joueur doit trouver sa voie. Si un joueur veut vraiment rester en Suisse et mettre toutes les chances de son côté, à un moment ou à un autre, il devra venir à Bienne. Posez la question à Lammer, Chiudinelli, Bacsinszky... Tout est mis en œuvre pour que les joueurs ne pensent que tennis. Si les joueurs ont besoin de terrains d’entraînement, on les leur met à disposition à Bienne.
RTSsport.ch: Y-a-t’il, comme dans d’autres pays, des joueurs étrangers qui viennent apprendre le métier chez Swiss Tennis?
YVES ALLEGRO: Depuis 3-4 ans, il y a au sein de Swiss Tennis une académie. Son but était de faire venir des jeunes de bon niveau de l’étranger afin de permettre à nos Suisses de pouvoir s’entraîner et de comparer leur niveau. On a un Japonais, des Russes, une Croate... Point important: les bénéfices de cette académie sont reversés à la relève suisse.
"Les médias et le public ne cherchent que des Federer"
RTSsport.ch:
Et alors concrètement, comment se porte la relève suisse?
YVES ALLEGRO:
Sainement. Nous disposons de quelques bons joueurs. Le problème qu’on aura en Suisse et que traversent les Allemands actuellement est qu’un joueur 50e mondial n’intéresse plus personne. Les médias et le public
ne cherchent que des "Federer". Le fait est que des Federer ou des Hingis on n’en aura plus en Suisse. Ce sont des exceptions mondiales! Ce temps est révolu. En Suisse, on ne se rend pas compte de la chance que l’on a eue avec ces deux joueurs.
RTSsport.ch: Et Stan?
YVES ALLEGRO: Il n’a jamais été pris au sérieux jusqu’à l’année dernière, alors qu’il était 15e mondial! Quinzième joueur mondial dans un sport aussi global! Je suis vraiment content pour Stan, qui a réussi l’année passée à sortir un peu de l'ombre de Roger. C’est fabuleux! Stan est un tel bosseur. Il mérite 1000 fois ce qui lui arrive. En ski alpin, il y a 15 nations. En tennis, il y a 50 nations. C’est totalement différent. Roger Federer est 6e mondial et de nombreuses voix disent qu’il doit arrêter. C’est du grand n’importe quoi!
"Stan? A 13 ans, il n'était pas dans les 15 meilleurs suisses"
RTSsport.ch:
On a l’impression que les meilleurs joueurs suisses, Hingis, Schnyder, Federer, Wawrinka ont réussi car ils étaient issus de cellules privées. N’ont-ils pas été délaissés par Swiss Tennis?
YVES ALLEGRO: Non, Roger est un pur produit de la Fédération. Il est arrivé et a suivi toute la filière de la ‘’fédé’’ dès l'âge de 13 ans à Ecublens. Le fait est que Roger est une exception et qu’il aurait réussi n’importe où. Le ‘’cas’’ de Stanislas Wawrinka est différent. Il n'était pas bon à 12-13 ans. A 13 ans, il n’était même pas dans les 15 meilleurs suisses de son âge. Aucun entraîneur ne croyait en lui. Stan est donc parti avec son coach Dimitri Zavialoff en
Espagne et il a tout fait lui-même. Stan n’en a que plus de mérite. A 16 ans, il était demi-finaliste aux Championnats d’Europe. Depuis là, Stan a bénéficié d’aides financières de la Fédération. Comme sa structure marchait bien et qu’il avait un entraîneur pour lui, il n’y avait aucune raison de changer. Stefanie Voegele est aussi un pur produit de Swiss Tennis. Elle est arrivée à 13 ans au centre national.
Swiss Tennis, un des plus gros sponsors de Bencic
RTSsport.ch: Et qu’en est-il de Belinda Bencic?
YVES ALLEGRO: La structure "privée" de Belinda Bencic fonctionne très bien, mais il faut savoir que Swiss Tennis est depuis de nombreuses années un de ses plus grands sponsors. Cela fait aussi partie du mandat de Swiss Tennis. Elle s'entraîne la plupart du temps aux Etats-Unis et son père la suit de près. L’année passée, elle est venue quelques semaines à Bienne pour s’entraîner physiquement. Swiss Tennis est un fournisseur de services.
Nous avons maintenant la chance d’avoir Belinda Bencic. Elle sera, je pense, un jour dans les 10 ou 20 meilleures joueuses mondiales. Mais va-t-elle intéresser le public suisse si elle ne gagne pas un tournoi du Grand Chelem?
"En Suisse, on fait un peu de tennis, de foot, de violon…"
RTSsport.ch: Où en est Swiss Tennis par rapport aux pays voisins en termes d’infrastructures?
YVES ALLEGRO: On est très gâté à Bienne. En France, vous avez le centre de Roland-Garros. Mais la partie ‘’indoor’’ est meilleure à Bienne. Si vous allez ailleurs en France, il faut savoir que parfois les salles ne sont pas chauffées. Il y a des jeunes joueurs en France qui s’entraînent à 3 degrés. Si chez nous la salle n’est pas à 14 degrés, il n’y a pas d’entraînement. On est dans le confort.
RTSsport.ch: Un confort tout helvétique…
YVES ALLEGRO: Oui. Et c’est très suisse de dire ‘’si tu n’es pas assez fort, tu feras autre chose’’. Nous avons beaucoup de joueurs des Balkans, des joueurs d’origine tchèque ou slovaque. Ils ont plus cette mentalité de rester dans le sport qu’ils ont choisi et de se donner à fond. S’ils ne réussissent pas, tant pis mais ils y vont à fond. En Suisse, on fait un peu de tennis, de foot, de violon... On se disperse beaucoup. C’est la chance de notre pays, mais pour réussir dans l’élite il ne faut faire aucune concession.
Federer, Wawrinka, Hingis, Schnyder, Bacsinszky, Chiudinelli, Voegele, Oprandi sont partis quand ils ont fini l’école obligatoire. Il n’y en a pas un qui ait fait une maturité. Moi, j’ai fait mon école de commerce parce qu’à 15 ans je n’étais pas bon. Ils ont mangé, bu, pensé, dormi ‘’tennis’’. On parle souvent des parents qui poussent leur enfant. Mais la morale de l’histoire est que si le joueur n’y croit pas, il n’y arrivera pas.
RTSsport.ch: Andre Agassi a pourtant prétendu dans son livre ‘’Open’’ qu’il n’aimait pas le tennis!
YVES ALLEGRO: Et pourquoi est-il alors encore dans le tennis? Il aide actuellement des jeunes à jouer au tennis. Il n’a peut-être pas aimé au début à cause de son père. Si on n’aime pas on ne joue pas jusqu’à l’âge de 35 ans. Je n’ai pas trop aimé son livre car il a cassé du sucre sur le sport qui l’a rendu multi-millionnaire.
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Troisième volet mardi 28 janvier: Yves Allegro nous parle de la Coupe Davis.
Propos recueillis par Miguel Bao
But de Swiss Tennis: former des joueurs qui arriveront dans le top-100
RTSsport.ch: Quelle est la mission de Swiss Tennis?
YVES ALLEGRO: Notre but est de former des joueurs qui arriveront dans le top-100 et d’avoir de bonnes équipes en Coupe Davis, FedCup et aux Jeux olympiques. La France est une bonne fédération car elle a 11 joueurs chez les messieurs dans les 100 meilleurs mondiaux. Mais elle n’a pas eu de vainqueur du Grand Chelem depuis… 1983 (ndlr: Yannick Noah à Roland-Garros).
Il n’empêche que la France fait du bon boulot. Si en Suisse, on arrive à avoir 7-8 joueurs dans le top-200 dans 5-7 ans ce sera déjà très bien. Nous sommes un minuscule pays avec 54'000 licenciés. Qui plus est un pays qui n’a pas la mentalité du sport. Ca freine certains jeunes car à 14-15 ans, si l’on veut vraiment essayer de devenir fort, il faut mettre ses études entre parenthèses. La priorité doit être mise dans le tennis.
"Laaksonen, notre meilleur espoir suisse ces 3 prochaines années"
RTSsport.ch: Henri Laaksonen (ATP 230), qui ne s’est pas qualifié pour l’Open d’Australie, est actuellement le seul espoir suisse à pointer le bout de son nez. A 22 ans, n’est-il pas trop tard pour percer?
YVES ALLEGRO: Non car la moyenne d’âge des joueurs dans le top-100 est de 27 ans. Je pense qu’Henri a encore le temps. Il a battu ces 4 dernières semaines 2 "top-100" (ndlr: Golubev/ATP 84 à Sydney et Bedene/ATP 95 à Chennai). Il doit encore gagner en confiance et en régularité. Au niveau talent et potentiel, il doit arriver dans le top-100 d’ici les 3 prochaines années. Jusqu’à 23 ans, il bénéficiera d’aides financières et des entraînements gratuits chez Swiss Tennis. L’avantage en Suisse est que quand on trouve un bon joueur, il devient une priorité pour Swiss Tennis et dispose quasiment d’un coach rien que pour lui. Chez les garçons, Henri Laaksonen est actuellement le meilleur espoir suisse pour les 3 prochaines années.
RTSsport.ch: Et derrière?
YVES ALLEGRO: Il y a quelques jeunes, dont Marko Osmakcic, 15 ans, champion de Suisse chez les M18, qui figure dans les 100 meilleurs mondiaux chez les juniors. C’est un très bon espoir. Il s’entraîne 30 heures par semaine, principalement à Zurich. Il a les yeux qui pétillent dès qu’on parle tennis.
"IL Y A UNE PLACE A SE FAIRE CHEZ LES FILLES"
RTSsport.ch: A-t-on la garantie que ces espoirs y arrivent?
YVES ALLEGRO: Non, car le tennis n’est pas une science exacte. Une blessure, une maladie, un décès dans la famille… un événement qui affecte le moral… Il y a beaucoup de paramètres qui entrent en jeu.
RTSsport.ch: L’avenir suisse est-il plus rose chez les dames?
YVES ALLEGRO: La réalité est qu’actuellement c’est beaucoup plus facile de percer chez les dames. Federer a fait du bien au tennis masculin en élevant énormément le niveau. Cette concurrence manque un peu chez les filles. Le tennis féminin n’a pas autant évolué que chez les hommes. A mon avis, il y a une place à se faire chez les filles. Nous avons Belinda Bencic qui est très forte, Jil Teichmann, Karine Kennel, finaliste aux Championnats d’Europe junior. Je pense que chez les filles, nous aurons d’ici 2016-2018, 3 ou 4 nouvelles joueuses dans le top-100/150.