Le 21 novembre 2014, en dominant Jo-Wilfried Tsonga en ouverture de cette finale de Coupe Davis, "Stanimal" avait (r)allumé la lumière au bout d’un tunnel d’incertitude(s) dans lequel le tennis suisse s’était retrouvé plongé six jours auparavant. Retour sur une semaine assez dingue. Avec, toujours, cette finale historique en filigrane.
Samedi 15 novembre 2014
Alors que, la veille, Stan Wawrinka a validé son ticket pour les demies du Masters en s’offrant tardivement Marin Cilic afin d’affronter Roger Federer dans le dernier carré, il "rassure" la presse française, qui pense que les Suisses sont prêts à solder l’événement londonien pour mieux se focaliser sur la Coupe Davis. "Ah non, je ne pense pas du tout à la Coupe Davis, martèle-t-il. Je suis pleinement focalisé sur ce Masters, car je suis venu ici pour y faire quelque chose de grand." Ce "quelque chose de grand" n’est pas loin de se produire, au bout d’une confrontation helvétique homérique, au cours de laquelle "Stanimal" regarde Roger Federer dans le blanc des yeux et se procure 4 balles de match. Avant de céder, au terme d’un combat exceptionnel de 2 h 48 (6-4, 5-7, 6-7 [6/8]).
L’hommage de l’O2 Arena londonienne pour les deux hommes est énorme. Les médias internationaux sont tout ébaubis. Ils ne tarderont d’ailleurs pas à élire cette rencontre comme la plus belle de l’année. Pas de quoi consoler Wawrinka. "Je ne sais pas si je bénéficierai un jour d’une autre opportunité de disputer une finale de Masters, regrette-t-il, les yeux rougis, deux heures et demie après sa défaite. J’aurai besoin d’alcool pour oublier…"
Dimanche 16 novembre 2014
Lendemain d’empoignade et jour-J pour Roger Federer, qui doit se présenter en finale contre Novak Djokovic. Mais à peine sommes-nous arrivés à l’O2 Arena, cinq bonnes heures avant le match, que des rumeurs enflamment les lieux. Un clash entre le Bâlois et Wawrinka se serait produit dans les vestiaires. John McEnroe et Chris Evert alimentent la rumeur à leurs micros. Il apparaît alors, grâce à des images sorties par BeIN Sport et grâce à un témoignage d’Antoine Couvercelle, photographe de tennis alors situé tout près des deux clans, que Wawrinka s’est "fritté" avec Mirka Federer durant le match. Un incident qui fera les choux gras de la presse britannique, laquelle se délecte de ce qu’elle nommera le "Mirkagate". Depuis, la réplique de la femme de Roger à l’encontre du Vaudois - "Cry, Baby, cry…" - a fait le tour du monde.
Si la Suisse entière peut s’inquiéter en sachant ses deux héros brouillés, elle n’est pas au bout de ses peines lorsque, deux heures avant la finale, elle voit Federer débarquer avec un gros gilet sur le court du Masters pour annoncer son forfait. "J’ai le dos bloqué et ne suis pas en mesure de tenir ma place", regrette l’intéressé devant la foule et les caméras. Séisme à Londres et en terre helvétique! Les spéculations s’invitent partout et l’idée que "RF" ne puisse pas affronter la France cinq jours plus tard prend forme. "La Suisse sans Federer aux côtés de Wawrinka, c’est un peu comme Bonnie sans Clyde, comme Dupont sans Dupont", écris-je alors dans un éditorial pour la Tribune de Genève. Par communiqué, Swiss Tennis et Severin Lüthi tentent de calmer l’emballement: "La gravité de sa blessure n’est pas claire", peut-on y lire.
Lundi 17 novembre 2014
Avec mon camarade Mathieu Aeschmann, alors journaliste au Matin, nous nous retrouvons dans la Gare de St-Pancras afin de rallier Lille. Cinq minutes avant d’entrer dans l’Eurostar, arrive, sur notre droite, un homme avec un pull gris, capuche remontée sur la tête et yeux rougis. Son chariot rempli de sacs de tennis ne peut nous induire en erreur. Il s’agit bien de Stan Wawrinka, accompagné de Lüthi. Les deux hommes fendent la foule. On les retrouve à l’arrivée à Lille. Stan nous serre la main, évite logiquement les questions et nous glisse seulement un "Ca va, et ça va aller". Dans le Nord, le chauffeur de taxi s’inquiète pour Federer: "Tout le monde veut le voir ici. S’il ne peut pas s’aligner, ce sera un traumatisme pour toute la région."
A Lille, chacun part à la chasse aux infos, mais tout est verrouillé. Nos camarades français s’en vont même jusqu’à "filer" une vieille camionnette Renault partie de l’hôtel des Suisses en croyant que Federer est à l’intérieur, caché sous des couvertures! C’est à qui ira le plus loin dans l’absurde... Surtout qu’en réalité, "RF" est rentré en Suisse consulter son médecin. Il ne débarque à Lille qu’en tout début de soirée. Et c’est tard, sur Twitter, que l’on apprend que les deux hommes sont réconciliés. Un tweet de Wawrinka, sur lequel pose l’équipe de Suisse réunie autour de ses deux leaders qui se marrent, vaut plus que tous les discours.
Mardi 18 novembre 2014
Avant même d’entrer sur le court trois jours plus tard, les Suisses gagnent la bataille psychologique de cette finale de Coupe Davis. Alors même que le doute et les questionnements tournaient encore en boucle durant le début de matinée, leur conférence de presse initiale est simplement une pure merveille. Fusillé de questions à propos de Wawrinka et de Mirka, Roger Federer est stoïque. Il répond le plus calmement du monde, pendant que Stan rigole. Au moment où la presse française les attendait tendus, les Helvètes éteignent l’incendie sans se forcer. "Mais on doit toujours passer par Seve (ndlr: Lüthi) pour se parler", plaisante le Vaudois. Avant de reprendre: "Il n’y a rien à ajouter sur cette "affaire". Nous avons réglé le problème. A la base, nous sommes potes, on s’entend très bien. Dans un tel match, la tension peut arriver…" Et son aîné de préciser: "Oui, nous avons eu un souci, et nous en avons parlé. Tout est rentré dans l’ordre." Son dos, en revanche, lui fait toujours misère. "Mais Roger est un génie de l’adaptation", sourit Wawrinka.
Et pendant que les Suisses jouent les pompiers, les Français, eux, apparaissent vraiment tendus. Très tendus, même. Encore plus devant "leur" presse. Après s’être targués dans les jours précédents d’avoir effectué "le camp d’entraînement de leur vie", ils se montrent maladroits face aux micros. Leurs propos trahissent une confiance qui se lézarde. Le capitaine Arnaud Clément, pourtant homme intelligent, peine à jouer les rassembleurs. Le fait que l’identité de leur 2e homme (Gasquet ou Monfils) ne soit pas connue semble à même de mettre le feu.
En résumé des deux conférences de presse du mardi, un confrère français avouera: "Chapeau les Suisses, vous menez déjà 1-0", reconnaissant au passage n’avoir jamais vu ses compatriotes dans un tel état d’incertitude.
Mercredi 19 novembre 2014
Quarante-huit heures avant les deux premiers simples de cette finale de Coupe Davis, il est légitime que Roger Federer tape enfin dans la balle. Mais, tout au long de la journée, les informations et contre-informations circulent. A un moment donné, une rumeur indique qu’il ne viendra pas. Erreur. C’est finalement à 18 h 39 que le Bâlois pénètre enfin sur le court en terre battue du Stade Pierre-Mauroy de Lille, soit un tour d’horloge après son arrivée dans les vestiaires.
Vêtu d’une veste rouge qu’il abandonne vite pour exhiber un haut gris, il apparaît toujours en délicatesse avec son dos lors de ses échanges avec Marco Chiudinelli, son potentiel remplaçant. Ses gestes ne sont pas vraiment déliés. Son corps est raide. Crispé. Mais son "apparition divine", après trois jours d’interrogations, met un peu de baume au cœur de la délégation suisse. Et relance l’idée que cette finale pourrait redevenir équilibrée.
Jeudi 20 novembre 2014
Jeudi, jour de tirage au sort. Les doutes sont balayés. Après un entraînement matinal avec Wawrinka, Federer confirme qu’il tiendra, bon gré mal gré, sa place lors des premiers simples. Avec pour adversaire désigné Gaël Monfils. "Je ne pense pas être à 100%, mais seule la vérité du terrain me donnera la réponse", glisse le Bâlois. Avant de préciser que "si cela n’avait pas été une finale de Coupe Davis, je n’aurais pas choisi de m’aligner". Dans un autre ordre d’idée, son compatriote vaudois, appelé à ouvrir le bal contre son meilleur ennemi Jo-Wilfried Tsonga, affiche un visage conquérant. "Je suis en pleine confiance, prêt pour ce week-end." Un message qui contraste déjà avec ce que disaient son visage et les rumeurs trois jours auparavant.
Vendredi 21 novembre 2014
Devant un public record pour un match de tennis (près de 28'000 personnes), Stan Wawrinka gratte l’allumette en premier et enfume Tsonga. C’est une démonstration de force, de surpuissance et de justesse que livre le lauréat de l’Open d’Australie. 6-1 3-6 6-3 6-2. Le score en dit suffisamment sur la différence de niveau entre les deux hommes. Imperturbable, le Vaudois a montré son attachement au drapeau rouge à croix blanche et parfaitement lancé la Suisse vers le premier Saladier d’argent de son histoire. Même si, deux heures plus tard, Federer, toujours blessé, s’écroule nettement contre Monfils, il est écrit quelque part qu’en dépit de la parité du vendredi soir, les visiteurs ont bel et bien pris une option sur le titre. "J’ai engrangé de précieuses informations pour la suite", jure un "RF" déterminé à revenir plus fort sur le court.
De l’autre côté, les lamentations de Tsonga – "On entendait davantage les supporters suisses. A la présentation des équipes, les gens ont plus applaudi Roger et Stan que moi. Me faire siffler dans mon pays, c’est frustrant" - montrent que la cocotte française est prête à exploser à tout instant.
Samedi 22 novembre 2014
Il ne faut même pas attendre 24 heures pour voir les "Bleus" devenir très pâles. En double, la paire Julien Benneteau/Richard Gasquet se fait littéralement submerger par un duo Federer/Wawrinka des très grands jours. Parfaitement "drillés" par Dave MacPherson, l’habituel coaches des frères Bryan, les Suisses ne font qu’une bouchée de leurs voisins (6-3 7-5 6-4). "Nous avons réussi à être agressifs d’entrée et cela a été la clé du match", se félicite le cadet. "Nous avons pris beaucoup de plaisir", s’esclaffe son aîné, enfin d’aplomb.
Le soir à Lille, au restaurant de l’Hôtel Ibis, les mines sont défaites. Ce d’autant plus que le "plan communication" du clan tricolore a volé en éclats. Selon le… président la Fédération française de tennis Jean Gachassin et son propre frère Antoine, Julien Benneteau n’aurait appris qu’une heure avant le double qu’il allait épauler Gasquet à la place de Tsonga! La mini-crise qui couvait depuis plusieurs jours chez les "Bleus" se révèle au grand jour. "On est vraiment les plus forts en termes de comm", rit jaune un journaliste radio français. "On ne voit pas comment la France pourrait marquer deux points demain", nous souffle un autre confrère de l’Hexagone. Avant que son voisin de table ne s’autorise un déroutant verdict. "Au fait, il a bien bluffé, Roger, depuis dix jours…"
Dimanche 23 novembre 2014
L’heure est venue d’enfoncer le clou, histoire que les Français ne reprennent pas espoir. Tsonga blessé au poignet, Gasquet est lancé au feu contre Roger Federer. "Souvenez-vous de Monte-Carlo 2005", lance, dans un clin d’œil, un confrère français en rappelant que le joueur de Béziers s’est déjà offert le Bâlois sur terre battue. Mais comme pour mieux solder l’histoire, l’Helvète offre un récital contre le "Petit Mozart" (6-4 6-2 6-2), conclu à 15 h 03 d’une dernière amortie délicieuse. Roger est à terre, mais c’est la France qui est à genoux et les Suisses au 7e ciel.
"On a bossé tellement dur pour ça", savoure Federer. "On a vécu un week-end irréel", apprécie le capitaine Severin Lüthi. Et "RF" de rendre un hommage mérité à Stan Wawrinka, grand bonhomme de Lille. "Stan a joué cette épreuve pendant des années, partout, et je suis très fier d’avoir pu l’aider à la gagner enfin. Cette victoire, elle est pour lui, pour tous les gars de l’équipe."
Au bout du tunnel de Londres, le soleil éclaircit à nouveau le clan suisse et les visages de Federer, Wawrinka et de leurs camarades Marco Chiudinelli et Michael Lammer. Le clash de l’O2 Arena est oublié. Le grand livre a vu s’écrire un nouveau chapitre. Et si une dernière provocation française envers le Vaudois interviendra, dans les toilettes du restaurant accueillant la soirée des joueurs le dimanche soir, il n’en demeure pas moins que durant douze mois, c’est le drapeau rouge à croix blanche qui flottera au-dessus du Saladier d’argent. Avec le duo "Fedrinka" tout sourire. Le "Mirkagate" n’est ainsi plus qu’un mauvais souvenir. Mais l’un de ceux sans lesquels ces presque dix jours n’auraient jamais été aussi fous ni aussi appréciables.
Arnaud Cerutti - @arnaud_cerutti